lundi 31 août 2009

Attention – enfants

Quand le soupçon tourne à l'obsession...

Lorsque je séjourne en Algérie, c’est très bizarre, je ne rencontre pas de femme. Les femmes sortent peu. Ce sont surtout les hommes qui font les achats. Et même à l’intérieur d’une maison, je n’ai pas à m’adresser à une femme avec laquelle je n’ai pas de lien de parenté. Ce serait lui faire insulte et la fragiliser socialement.

Aux USA, c’est très bizarre, je ne rencontre pas d’enfant. Pas d’enfant dans les rues, jamais d’enfant seul. Toujours accompagné d’un adulte. L’enfant serait-il une espèce protégée ? Protégée pourquoi ? Une espèce menacée ?

J’ai suivi une formation obligatoire pour apprendre à éviter toute situation à risque, autant dire tout rapport particulier avec un enfant. Ne jamais se trouver seul avec un mineur dans une pièce – laisser la porte ouverte - ou bien obtenir la présence d’un autre adulte.
Pourquoi ? Est-ce que les enfants agressent les adultes ici ? Est-ce qu’ils ont des maladies très contagieuses ? Non, vous n’y êtes pas. Le danger c’est nous les adultes, les éducateurs, les bénévoles. Tous des obsédés. Tous présentent un risque potentiel de comportement abusif envers les enfants. Abus sexuels, gestes déplacés, usage d’autorité, paroles inadaptées qui peuvent constituer une agression pour l’enfant. Vous ne le saviez pas ? Cette formation est là justement pour vous avertir de tout ce qu’il faut éviter, tout ce pourquoi vous pourriez être poursuivi en justice.

Ce pays est complètement traumatisé par les abus d’enfants. Les scandales ont éclaté partout. C’est une souffrance pour tous. Mais je vous ai réservé le meilleur. Car le pire prédateur d’enfant, le danger avéré, c’est le prêtre ! Il m’a fallu quelque temps pour comprendre que je suis un criminel potentiel. Ça m’a mis assez mal à l’aise de me découvrir suspect à priori. Il m’a fallu me convaincre – afin d’adopter les comportements adaptés – que toute situation dans laquelle je suis seul avec un mineur présente un fort potentiel de risque. J’ai donc appris.

Attention – enfant. D’ordinaire, cet avertissement vise à protéger les enfants des risques potentiels : sortie d’école, descente de bus, zone de jeux. Mais j’ai appris que "attention – enfants" ça peut aussi signifier : attention, risque pour moi, l'adulte; attention, surveille tous tes gestes. J’ai donc appris. Pour me protéger, j’ai appris à entrer dans la peau d’un prédateur – ou d’un délinquant sexuel repenti.
Si je suis chez des amis, je prends soin de ne jamais rester seul avec un enfant. Je m’applique à suivre les adultes partout, du séjour à la cuisine, du frigidaire à l’évier. Et s’il le faut, même aux toilettes.
Si je téléphone à mes amis, et que l’un de leurs enfants prend l’appel, je raccroche aussitôt de crainte de … enfin on ne sait jamais ! Je rappelle jusqu’à entendre la voix de l’un des parents.
Quand je rencontre un enfant, je fais un détour, de crainte que quelque chose dans mon attitude ne soit interprété comme menaçant ou abusif. L’accusation potentielle est partout.

J’ai fait des imprudences. J’ai parfois manqué de jugement. Heureusement sans conséquences. Il faut faire attention, des vies ont été ruinées par des accusations. En France aussi on a vu des prévenus se suicider sous le coup d’une action en justice fondée par une accusation… qui se révélait finalement mensongère.

La protection de l’enfant est une priorité. Une priorité mondiale. L’enfant est vulnérable, innocent. Il mérite la protection de la société. L’enfant c’est notre avenir, c’est celui en qui nous projetons nos rêves de réussites, c’est l’objet de tout notre amour. L’enfant, c’est notre ambition réssuscitée, c’est une vie renouvelée pour notre pureté fanée. L’enfant, c’est la rédemption faite chair, et dont nous pouvons prendre soin jour après jour. La protection de l’enfant est une priorité.
L’adulte au contraire c’est la perversion sournoise, qui fait bonne figure en cachant ses fêlures. L'adulte, c’est le compromis avec l’impureté.
Il faut protéger l’enfant : cette conviction s’appuie en partie sur une immense insulte faite à l’adulte, sur une blessure inconsolable, celle de l’innocence perdue. Il y a là un refus de la maturité. Car oui, adultes, nous n’avons plus cette innocence enfantine. Fallait-il pour autant prêter à l’adulte tant d’intentions néfastes ? Fallait-il en faire un prédateur ?

mercredi 15 juillet 2009

Le power

Y a-t- il dans la culture et le langage US, des mots fréquemment utilisés dans la conversation courante ? Non pas les parasites verbaux tel que « j’veux dire / c’est clair / si tu veux. » Mais plutôt les mots qui révèlent un trait culturel, un sujet majeur, une fascination. Bien sûr il y aurait le mot « dollar » car ici comme ailleurs, la vénalité est en pleine santé. Les difficultés financières aussi. Mais il y en a un autre que j’ai trouvé omniprésent : power.
Power… prononcer pa-ou-eur. Le mot a un éventail de signification immense. La nuance s’y perd. Le terme se décline de multiples façons.
Power, c’est la puissance, la capacité, l’influence. Par exemple : « Tu devrais demander l’aide de Untel pour ton projet, car il a beaucoup de power. »
Powerful signifie puissant mais littéralement s’écrit empli de puissance.
Powerless, c’est le pire qui puisse vous arriver – je ne le souhaite à personne. Avec son suffixe privatif -less, powerless, c’est moins que rien.
Powered – le participe du pouvoir. Ca veut dire que la bénédiction du power est sur vous. Rendu puissant, investi de puissance, gonflé à bloc, empli d’une belle assurance. On peut renforcer l’effet en disant empowered. Le préfixe latin em- a le même usage qu’en français : dedans. Ca y est, la puissance est dedans. Vous êtes tirés d’affaire.
Powerboat – bateau puissant ? Oui, hors-bord. Dans ma famille on dit «Promène-couillons».

Power , c’est aussi l’électricité. Ici on ne dit pas « je n’ai plus de courant » ou « on m’a coupé l’électricité » – mais on dira power.
Le monde religieux lui aussi fait grand usage de power. Jésus a le power de te sauver, et l’Esprit Saint nous donne le power d’aimer et de servir. La communauté chrétienne empowers ceux qui traversent l’épreuve. Chaque matin, lors de l’office de prière, je rencontre le power attribué à Dieu : « Que Dieu nous vienne en aide et manifeste son power. »
Cette insistance sur la puissance de Dieu est pour moi une surprise. Je désapprouve. Je ne crois pas à la puissance de Dieu. Enfin pas comme ça. Je crois à la force de la vie, à la capacité transformante de la fraternité, à la résurrection de ce qui semblait sans issue. Mais ce n’est pas du power. Le power a des airs de gros muscle qui se déploie pour ceux qui sont gentils avec lui et agissent selon ses ordres.
Il y a là une différence culturelle, une sensibilité religieuse vraiment différente. Il y a aussi des conséquences, car prêter à Dieu un immense power, ou le nommer almighty - c'est-à-dire « qui pourrait tout » - amène aussitôt la difficile question d’un Dieu qui n’empêche pas le malheur.
Le philosophe juif Hans Jonas suggère qu’il n’y a pas de Dieu tout puissant. Dans son merveilleux petit livre « Le concept de Dieu après Auschwitz », il développe l’incompatibilité des trois propositions suivantes : Dieu est bon – Dieu est tout puissant – Il y a eu Auschwitz.

Le power, c’est finalement encore un superlatif. C’est ultimement une puérilité d’humains qui refusent la responsabilité de leurs choix et actes, ou qui refusent d’accepter leur finitude.
Dieu n’est pas le supplétif de notre complexe d’êtres limités.

Le power est l’objet d’une fascination. Cette fascination se nourrit de craintes, peurs, angoisses, menaces. Dans son film Bowling for Columbine, Michael Moore a bien décrit ce trait culturel US qui consiste à jouir de la peur : films qui font peur, fête d’Halloween, évocations incessantes des risques domestiques, des menaces extérieures, des délinquants ; et pour résultat, la recherche de puissance protectrices. Rouler dans une grosse voiture c’est se protéger en cas de choc. Cultiver l’hommage aux soldats, c’est encore se protéger. Car le danger est toujours possible. Il faut s’en prémunir.
Le grand ennemi de la foi (fides en latin signifie à la fois confiance et fidélité) ce n’est pas le doute, mais la peur. La peur sécrète la mort. La peur enserre de son poing meurtrier les joies, les insouciances, les confiances.
Le power, c’est le terrain préféré où s’épanouit la peur.
Le power, c’est le lit de la mort.

lundi 15 juin 2009

Le comparatif et le superlatif

Culture de l'excellence, culture qui veut attirer les meilleurs, de tous les coins du monde, leur donner leur chance, et si possible les inciter à rester en leur offrant un avenir, un poste.
Culture qui sans cesse mesure et évalue la réussite individuelle. Les critères d'évaluation sont multiples et assez conventionnels. Ce sont les canons de la société libérale. Maison, quartier, voiture, enfants, engagements sociaux, vie mondaine, apparence esthétique, mais aussi diplômes, responsabilités, revenus, livres publiés, trophées et distinctions.
C'est ainsi que les hommes vivent.
Cette recherche d'évaluation conduit à une échelle de valeur constituée de plus et de moins : "Nous avons invité l'économiste la plus qualifiée au monde." "Sais-tu que Untel est l'écrivain le plus lu?" "Il est de loin le philosophe de langue anglaise le plus influent." "J'ai étudié auprès de la théologienne la plus diplômée."
De telles expressions sont fréquentes dans la conversation étasunienne, on utilise souvent le comparatif et le superlatif, pour désigner celui ou celle qui est "over the top", le dessus du panier, le haut du pavé, le cran au dessus.

Lorsque mes frères et moi étions enfants, jour après jour nous bombardions notre père de questions sur la meilleure voiture du monde, l'homme le plus fort du monde, la plus grande invention. Et patiemment notre père essayait de déminer ces questions, évitant de répondre, relativisant ses réponses.
- La meilleure voiture, ça dépend ce que tu en attends, la vitesse? le confort? la consommation? la robustesse?
- La plus grande invention, de quel point de vue? Sa capacité à améliorer la vie des gens? à augmenter le rendement agricole? Son influence en médecine?
- Le plus intelligent dans un domaine pratique ou théorique? La réponse dépend de celui qui pose la question, selon ses critères, ses valeurs.
- Mais Papa, dis nous! Pour toi, c'est qui l'homme le plus intelligent du monde (pour une fratrie de quatre garçons qui admirent leur père, c'était forcément un homme, le plus intelligent).
Depuis ce temps, j'ai compris la justesse de la résistance de mon père. J'ai attribué l'usage des comparatifs et superlatifs à l'immaturité, un manque de nuance, une appréhension incomplète de la complexité. Depuis ce temps je supporte mal le jugement sur le diplôme, sur l'apparence mondaine, le brio. Apprécier le brio de quelqu'un est une chose. Juger sur ce critère en est une autre.
Or me voici plongé dans une culture de l'usage intensif du superlatif et du comparatif. Et j'entends des amis pleins de finesse et de maturité en faire grand usage. "Oh, c'est un personnage de première importance, il est vraiment au dessus du lot." Et à chaque fois je murmure en moi même "Ça dépend de quel point de vue," et aussi : "Y a-t-il quelqu'un en ce monde qui ne soit pas de première importance? Qui peut en juger?"

Peut-être, tout simplement, le jugement est-il une forme d’immaturité ?

Lorsque Catherine et moi avions voyagé à travers les USA, nous moquions gentiment cette propension au comparatif, qui se reconnaît facilement car elle utilise l'expression in the world. La première force armée in the world, les meilleure pizza in the world, le champion olympique le plus médaillé in the world. Et ça nous évoquait cette fascination un peu enfantine pour les gros muscles. Comme on le sait, l'important n'est pas la taille des muscles mais la façon de s'en servir (il y a d'autres comparaisons).
Amusés, Catherine et moi avions pris l'habitude d'échanger un clin d'oeil chaque fois que résonnait l'expression in the world. Mais ça revenait tellement souvent que ça en devenait trop voyant entre nous. Vingt ans après nous en rions encore, et dans nos conversations jaillit parfois l'exclamation in the world!

mardi 2 juin 2009

Le bel adolescent

Ce pays regarde encore souvent vers le vieux continent, à la fois fasciné par sa foisonnante histoire - et il sait que ce sont là ses propres racines - et parce qu’il lui attribue la quintessence du raffinement, de l'art, de la culture, de la splendeur des architectures. Il se sait nouveau-riche. Il voit bien qu’il a des attitudes ostentatoires lorsque la distinction réclamait plus de sobriété.

Dans ce pays, on a besoin encore de se comparer au reste du monde pour se convaincre qu'on est devenu grand. In the world. Qui sommes-nous in the world? Nous prend-on au sérieux?

Il y a dans ce peuple à la fois une vraie confiance en soi, et un complexe, lié - je crois - à sa jeunesse, et lui donnant ce doute de soi qu’éprouvent les adolescents. Et pourtant, quel beau peuple! Quel grand peuple! qui a accompli certaines grandes conversions, qui manifeste de très belles solidarités, réalise de grands projets ... Quel grand peuple! Alors pourquoi cette inquiétude, ce besoin de se prouver encore au monde.

Peuple US, tu es grand. Nous n'aimons pas tout ce que tu fais, et pas du tout lorsque tu mets le feu au monde, et moins encore lorsque tu écrases d'autres cultures. Tu n'es pas parfait, tu as de gros défauts, mais tes qualités sont bien plus grandes encore. Nous, tes parents, nous t'aimons comme tu es.

Je me surprends parfois avec ce petit complexe de supériorité européenne (renforcé chez un français fier de l'être), ce petit rien de condescendance envers l'adolescent turbulent qu'est ce pays US. A la fois impressionné par sa belle stature, sa force, son développement, et à la fois convaincu que je connais le monde mieux que lui, que mon analyse internationale est plus fine, et ma maturité politique supérieure.

La voilà, cette arrogance française. Je la rencontre en moi-même. Elle m'a été révélée par un colombien: "Vous les français, vous n'avez besoin de personne, vous vous suffisez à vous mêmes." Suffisants. Pour ce qui me concerne c'est vrai. Très fier de venir de cette culture française, hyper-valorisée ici. Très conscient de la richesse de l'histoire, de la culture, de la conscience politique dans lesquelles j'ai baigné. Pleinement héritier de mon pays, et en cela, quelque peu aristocrate et fier de l'être.

Aucun regret.

lundi 25 mai 2009

Dix ans de prêtrise



21 Novembre 2008

Merci à toute la communauté Ste Claire d'avoir pensé à cette date anniversaire. C'est aussi l'anniversaire de l'ordination d'Arnaud. Le 21 novembre, il y a dix ans, l'Église m'ordonnait prêtre par les mains de mon bien aimé évêque Georges Gilson.

Dix ans tellement inattendus ! Dix ans à Marseille.

La nuit de la foi est venue, déstabilisante. C'est arrivé quelques mois après que le cancer soit venu me visiter, avec l'impression que la mort était venue me frôler. C'était en 2001, à l'automne. Le mélanome n'a pas de traitement. J'ai souhaité mourir plutôt que me dégrader peu à peu. Mais l'amputation du doigt porteur de la tumeur a permis de retirer le cancer. On a vérifié l'absence de métastase, et voilà mon garçon, vous pouvez repartir. Grande période de joie. (Début 2002). Grande période de merci à Dieu, de goût de la vie. Cet épisode a changé ma vie. Ça m'a fait réfléchir sur les (nombreuses) choses que j'acceptais de faire par obligation. J'ai éliminé pas mal de réunions chiantes, sans queue ni tête, sans ordre du jour et sans décision prise. J'ai reçu ma part de critiques pour cette liberté. Je crois que j'ai bien fait.

L'autre conséquence c'est la nuit de la foi. Avant, Dieu était tous les jours dans ma vie, mes pensées. Dieu, celui qui désire ma vie, qui attend tant de choses de moi, qui me justifie: « Vous pouvez dire toutes les critiques que vous voulez, je sais, moi, que Dieu me désire et m'attend. » Ce Dieu que j'ai tant aimé, qui a porté et soutenu mes jours et mes choix, ce Dieu s'est effacé. Il n'était plus là. J'ai passé des moments terribles, où plus rien ne soutenait ma vie. Ces moments sont revenus plusieurs fois, pendant plusieurs années. Le trou vide, l'absence de motif, l'envie de rien. Je me suis demandé si j'avais moralement le droit de rester prêtre, de conduire la prière des chrétiens lorsque mon cœur sans cesse demandait : « Tu es sûr de ce que tu pries à haute voix ? »

Il y a des expressions qui ne rendent pas bien compte de cette nuit de la foi. « Tu n'y crois plus ? » Cette expression ne reflète pas ce que je vis. Ma nuit de la foi n'est pas athée. Ma nuit de la foi est manque. Comme il me manque, Lui qui remplissait mes jours, mes enthousiasmes, mes projets ! Ma nuit de la foi est tissée de « malgré l'absence. » Le doute, voilà encore un mot qui n'est pas ajusté. Je ne suis pas dans le doute mais dans le manque, l'absence du compagnon. Je lui en ai beaucoup voulu. Lui en vouloir permettait encore sa présence. Cette nuit de la foi ne s'est pas atténuée.

Pendant toute cette période, c'est incroyable, je n'ai jamais perdu la joie d'être prêtre. Je suis toujours allé à Ste Claire joyeux, heureux. Le goût de célébrer avec les chrétiens de Ste Claire, de rassembler la prière pour la lier en gerbe, en bouquet, et l'offrir à Dieu. L'incroyable chance d'être toujours invité au coeur de la vie, là où elle bat intensément, avec ses questions brûlantes, ou joyeuses, ou dramatiques... la situation de prêtre nous place là où la vie est la plus intense, et souvent la plus vraie.

J'ai souhaité cette vie de prêtre, j'ai voulu mettre ma vie sous le signe de l'amour (décision que j'ai prise à l'âge de 14 ans). Je ne suis pas certain d'avoir rempli le contrat, mais je suis certain d'aimer, d'être aimé, de me laisser aimer. C'est selon moi un critère essentiel. Je crois que c'est faire honneur à Dieu que de faire honneur au don de la vie. Il importe que nos actes, nos paroles, nos humeurs, soient un hymne joyeux à la grâce qui nous est faite. Or cette grâce, c'est la vie que nous pouvons librement mener par la victoire du Christ sur les forces de peur, d'injustice, de jugement.

J'ai fait un triple voeu de Joie - Simplicité - Miséricorde. Ce sont les mesures que j'utilise pour me repérer, les bâtons sur lesquels je m'appuie à la suite du pasteur Wilfred Monod et de la communauté de Taizé. J'ai deux familles. La Communauté Mission de France et ma nombreuse parenté. Je leur suis très lié. Des deux côtés, mon caractère indépendant et têtu est parfois un grain de sable dans les rouages.
Le célibat m'a offert de rester un chercheur. C'est là toute ma vie. Les certitudes éveillent en moi la défiance. Mais la quête de Dieu, l'ajustement constant de mon propre chemin, la recherche de ce qui est juste, la recherche scientifique, voilà ma vocation : comment parler de Dieu avec des mots qui touchent et ne mentent pas? Comment rendre compte de notre foi vacillante et pourtant source fidèle ? Comment accepter que nos vies ne soient pas pures, mais mêlées de sentiments, de passions, de générosités, d'égoïsmes aussi...

L'immaturité rêve de pureté. Elle a raison, elle est exigeante. La maturité cherche à aimer la vie non pas telle qu'elle la rêve mais telle qu'elle est avec ce que nous sommes. C'est ce que dit la parole de sagesse: "Si tu ne peux avoir ce que tu aimes, applique-toi à aimer ce que tu as."


La reprise des études est occasion de redécouvertes. Je ne m'y attendais pas, je croyais ne m'occuper que de bioéthique. Tu parles! J'ai replongé dans la théologie, la philo, l'anthropologie. Et ça m'intéresse toujours autant.
Quatre cours = plein temps. Un cours sur Saint Augustin. Je n'ai pas eu de mal à suivre car j'ai beaucoup travaillé, mais j'ai eu du mal à apprécier le ton péremptoire, souvent doctrinal. Ce n'est pas le cas des Confessions de St Augustin, mais ce livre là n'était pas au programme.
Un cours sur la théologie de Henri de Lubac et son influence sur le second concile du Vatican. Très intéressant. Aucun rapport avec la bioéthique. Mais au programme.
Un cours sur l'éthique dans les œuvres de Søren Kierkegaard et Martin Luther. On a beaucoup approfondi la lecture plutôt que de lire des dizaines de livres (ce que font d'autres cours).
Un cours d'anthropologie. Qu'est ce qui fonde notre existence d'humains, selon la foi chrétienne. Notre nature créée, notre nature d'image de Dieu, notre nature homme et femme, la distorsion des relations humaines, le mal et le malheur, la mort engloutie dans la mort de Jésus, le péché vaincu, la peur terrassée, la liberté pour tous. C'est mon cours préféré. Très bon professeur, un pasteur baptiste black, grandes qualités pédagogiques, poussant chacun à son raisonnement personnel.

Le second semestre (de janvier à mai) sera tissé de : Un cours de philosophie des sciences (Newton, Leibniz, et le concept d'espace). Un cours de théologie philosophique. Un cours de philosophie de l'éthique médicale. Un cours de théologie pastorale : « Souffrir et mourir dans différents contextes culturels ». Je commence déjà à me procurer les livres. Ça promet encore beaucoup de travail, mais je suis venu pour ça.

Chers amis, on ne peut pas dire que ce soit là une chronique de mes découvertes de la vie US ! Je n'ai fait que parler de moi, ce qui m'arrive de plus en plus souvent. J'ai remarqué que l'âge provoque ça. Mais cet anniversaire d'ordination, c'était l'occasion! Nombreux d'entre vous y étaient présents. C'est un peu un hommage qui vous est dû, pour vous dire ce qu'ont été ces dix ans. Je pense ne vous en avoir dit que le dixième.

Je vous embrasse
Antoine

Obama élu

6 Novembre 2009
Chers tous, je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la huitième page.

Une vague d'espérance s'est levée sur le pays.
Pas d'illusion pourtant, chacun sait que la récession économique est là, qu'elle frappe et frappera.
Mais l'espérance est sensible.

La campagne électorale avait évité d'aborder de front la question raciale. Grande habileté d'Obama qui n'en a jamais donnée l'occasion à ses adversaires politiques, ils seraient apparus racistes s'ils avaient été les premiers à en parler.

Or la question raciale, si elle a été étonnamment absente du débat, est maintenant centrale dans la joie, l'espérance qui frémit dans le pays. Ils ont élu un président afro-américain. Dans une société ou les noirs ne représentent que 13% de la population, le fait qu'on ait élu un président noir est la preuve que ce n'est pas un vote racial. Non, ce n'est pas un vote racial qui a portée Obama à la présidence. La question raciale, si lourde, si présente pour tant de gens, cette plaie se referme. La nation a tourné une page essentielle de son histoire. Une nouvelle page s'ouvre. Il n'est pas dit qu'elle sera facile, mais on peut enfin – quelle joie – vivre et bâtir sur de nouvelles bases, non seulement légales (celle-là, c'est Martin Luther King qui nous les a obtenues) mais sur un assentiment national. La question raciale a guéri dans la chair de la nation.

Il ne fera pas de miracle. Il prendra des décisions attendues sur la guerre, la protection santé, le sauvetage des familles endettées. Il fera des erreurs aussi. Chacun le sait, chacun s'y attend. Mais rien n'affadira la portée symbolique du geste de la nation. Ils l'ont fait. Ils en sont heureux, fiers, renouvelées.

Les informations que vous avez en France sont bonnes. Je les lis quotidiennement sur le site internet du journal Le Monde. Mais c'est ce climat de joie profonde que je veux vous partager. Les gens se regardent différemment. Il y a dans l'air un parfum de réconciliation nationale. C'est un sentiment très émouvant. Chacun occupe le même emploi que mardi, chacun est à la même place, mais depuis hier, un baume de légitimité est venu se poser sur tous. C'est comme si il n'y avait plus d'exclus. Ce sentiment devra malheureusement céder à la réalité. Oui il y a des exclus, des gens qui ne trouvent pas leur place. Mais ce matin alléluia une Espérance a jailli du tombeau.

Le pays s'est étonné de la vague de liesse populaire qui a éclaté à travers le monde. Pourquoi tant de manifestations joyeuses à propos d'une élection locale, dans notre pays? En quoi les autres pays sont-ils concernées par notre vote? Oui, le symbole d'une Amérique agressive, blanche, riche, ignorante du reste du monde, le symbole a trouvé une contradiction dans l'élection d'Obama. Enfin un président qui dans sa chair et son histoire connaît l'étendue du monde, et sait que l'humanité ne s'arrête pas aux frontières du pays. C'est de ce pays tellement puissant que vient ce changement, ce pays que toute l'Amérique Latine nomme "l'Empire". Oui, on a une bonne raison de croire que la politique étrangère peut changer dans ce pays le plus agresseur depuis cent ans! Peut-être le peuple US peut-il entrer à cette occasion dans la conscience de ce qu'il a fait subir au reste du monde, par exemple en ré-élisant Bush il y a quatre ans. C'est là une hypothèse que je fais, je ne l'ai pas vérifiée. Je suis entouré de gens qui depuis longtemps ont conscience de la grave responsabilité de leur pays dans le monde, et dans de nombreux conflits. Mais voila, la joie est là. Elle dépasse le pays. Ils en sont fiers, ils l'ont fait.

Je vous embrasse
Antoine

Ma voisine est très occupée.

Ma voisine est très occupée.
Je la rencontre souvent le soir en rentrant de l'université.
Elle fait son sport, comme beaucoup.
Elle "rentabilise" le temps.

Peut-on rentabiliser le temps? On peut l'occuper au mieux, mais le rentabiliser ?
Elle marche d'un pas rapide.

Pour ne pas avoir a sortir deux fois, elle pousse devant elle son bébé, monté sur roulettes, bercé par l'allure. C'est important de faire prendre l'air à son enfant. Important de lui consacrer du temps.

Pour ne pas avoir à sortir une troisième fois, elle a accroché à la poignée de la poussette la laisse du chien. Bien sur le chien est à l'autre bout de la laisse. Il trottine. Enfin il court, car la patronne ne traîne pas. Son pas est vif : il faut conserver la forme. (Moi-même je marche tous les matins d'un même pas vif, et pour les mêmes motifs). C'est indispensable de sortir le chien, à la fois pour l'hygiène et pour la forme. Un chien avec du cholestérol c'est pas bon.

Tout en marchant d'un pas vif, l'enfant devant et le chien derrière, ma voisine penche la tête sur son épaule droite.

Est-ce qu'elle penche à droite? Ce serait bien le moment de poser la question puisque les élections approchent, mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.

Elle penche la tête car elle est en conversation téléphonique depuis son portable. Et comme elle a les mains occupées… Être une femme libérée tu sais c'est pas si facile ! Mais ma voisine est pleine de ressources, et elle a vite fait de trouver une parade à l'occupation des mains. Pas ça qui va l'empêcher de téléphoner.

Ma voisine a tourné au coin de la rue. Je ne la vois plus. Je suis arrivé.

A qui est-elle présente ?

La religion c'est une entreprise.

10 Octobre.
Chers tous,

Je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la septième page.

Parlons argent ! J'ai participé tout récemment à deux événements liés à la recherche de fonds pour l'école.

Je reçois, parmi les très nombreux courriels de Duke University, un appel pressant à me joindre le jeudi suivant à un travail de rédaction de lettres de remerciement. Rendez-vous à 18 heures.

En arrivant, on note mon nom, ça permet de savoir qui a répondu à l'appel. Comme d'habitude lorsque l'on nous demande de l'aide, le dîner nous est offert – c'est-à-dire des sandwich mi légumes – mi poulet, des boissons sucrées, de l'eau en plastique, beaucoup de glaçons, et la panoplie de sucreries (on dit « de douceurs ») : brownies, cookies. Heureusement que c'est proposé, j'aurais pu avoir faim – en fait ça me paraît normal.

Tout en mangeant, je regarde autour, je reconnais quelques collègues. La soirée s'organise, ça ne traîne pas : ça commence par les explications. Nous sommes priés d'écrire à de généreux donateurs pour leur exprimer notre gratitude. Il faut reconnaître que la plupart d'entre nous sont aidés dans le paiement de l'inscription universitaire. Merci aux donateurs.

Chers Monsieur Madame, je m'appelle untel, je suis en telle année, nous vous devons beaucoup, merci beaucoup. Rédiger l'enveloppe et y glisser la lettre.

En fait, on nous propose d'écrire des lettres beaucoup plus personnelles, qui disent vraiment qui nous sommes, ce que nous étudions, les raisons de notre venue, nos projets… Il s'agit de donner de la réalité à ces lettres, de permettre aux donateurs de percevoir l'effet de leur générosité. Or nous sommes une bonne cinquantaine à avoir répondu à l'appel, et chacun écrira plusieurs lettres ce soir. Et demain un autre groupe fera la même chose. On réussit ainsi à écrire à un grand nombre de donateurs, qui recevront une lettre manuscrite, personnelle, chaleureuse.



Nouveau courriel de l'école (parmi les 15 qu'elle m'envoie quotidiennement pour les soirées conviviales, les match de basket, les conférences spéciales, l'élection des délégués, les avis d'annulation de cours etc.). Nouveau courriel donc pour nous solliciter : il s'agit cette fois-ci de participer au phonathon, c'est-à-dire au démarchage téléphonique des donateurs des dix dernières années, pour les inciter à donner à nouveau, et un peu plus.

Re-soirée de bénévolat donc. Re-dîner offert. Sandwich tomate – poulet. Tiens ? on nous propose aujourd'hui les sandwich végétariens, c'est mieux que l'autre jour, pas étonnant c'est organisé par le cercle des anciens étudiants. Ils ont de l'argent.

Nous sommes une trentaine cette fois. Iris commence les explications. Nous allons nous rendre dans un autre bâtiment équipé d'une salle téléphonique avec de nombreuses lignes à disposition. Iris a pour responsabilité de nous rassurer, car la plupart d'entre nous n'a jamais fait ça. Pour ma part je déteste qu'on me téléphone le soir pour me proposer une assurance ou un contrat débile. Ce que je m'apprête à faire n'en est pas complètement éloigné. Je vais déranger des gens chez eux, en famille, des gens généreux pour leur demander de recommencer.

C'est bien organisé, il y a une fiche par personne à contacter. On peut suivre un canevas de conversation, on peut aussi s'en éloigner autant qu'on veut. Il faut noter les réponses : oui ou non, si non pourquoi, si oui combien, voulez-vous recevoir la lettre d'information et merci beaucoup excusez-moi de vous avoir dérangée. Fiche suivante, je recommence.

Ce soir là, en deux heures, j'ai amassé la somme considérable de vingt-sept dollars de promesses de dons. D'autres ont fait vingt fois mieux, ça dépend si ça décroche ou si on tombe sur le répondeur. Beaucoup de familles utilisent le répondeur comme un filtre pour répondre seulement s'ils le souhaitent. Une fois pourtant j'ai été rappelé : mon correspondant a entendu mon message sur son répondeur et rappelle. Antoine ? Yes. C'est Nathan, tu viens de m'appeler ? Nathan est un collègue étudiant. Il est en doctorat, nous avons plusieurs cours en commun. Il est marié, ils ont deux enfants jeunes. Je débite mon petit baratin incitatif pour les donateurs. (Tiens donc, il est étudiant et donateur ? Généreux le gars !) Nathan me dit que les finances sont serrées ces temps-ci : ils vivent à quatre sur sa seule bourse d'étudiant. Et cette bourse n'est pas versée entre fin mai et fin septembre. Nathan s'engage à donner cinq dollars. Et moi je raccroche un peu bouleversé.



La religion c'est une entreprise. Attention, ne pas prendre cette phrase dans un sens péjoratif. Une entreprise qui soude la société, relève des gens, soutient ceux qui sont malades ou isolés, finance des logements, organise la charité, suscite des énergies, encourage le bénévolat…

A l'école de théologie nous sommes 575 étudiants de deuxième et troisième cycle. Oui 575. Noirs, blancs, asiatiques, hispaniques, hommes, femmes, certains tout jeunes, d'autres déjà ordonnés. 575 répartis inégalement dans quatre filières. La mienne est la plus petite (15 personnes), elle est réservée à ceux qui ont déjà un solide parcours universitaire. La plus nombreuse rassemble 140 étudiants dans chacune des trois années du parcours. Quatre vingt dix pour cent des étudiants bénéficient d'une aide financière importante. Quand je vous dis que c'est une entreprise ! Il est préférable de ne pas avoir les deux pieds dans le même sabot si on veut accueillir et financer chaque année 200 nouveaux étudiants !
Ce qu'on appelle école ici se dit faculté en France. Une grande université comme Duke fédère plusieurs écoles renommées. Business, Arts, Droit, Littérature, Médecine, etc. Pour donner une idée de l'entreprise religieuse, il y a aux USA une quarantaine d'école de théologie. Duke est l'une des grandes. Il y en a une dizaine de cette taille : ce sont les universités protestantes (Episcopaliennes, Méthodistes, Presbytériennes, Baptistes). Ce sont Harvard, Princeton, Yale, Duke, Vanderbilt, Emory etc. Ensuite il y a une dizaine d'écoles catholiques qui rassemblent chacune environ trois cents étudiants : Washington, Berkley, Sienna, Notre Dame, St Bonaventure, Boston, etc. Enfin une vingtaine d'écoles plus petites qui forment entre cent et deux cents étudiants répartis sur plusieurs années.

Beaucoup d'étudiants sont mariés. Beaucoup se posent la question de l'ordination. D'autres pensent plutôt à une vie universitaire, ou à une carrière d'enseignant. D'autres seront laïcs chargés de responsabilités pastorales (pastorale de la santé, des jeunes, des vieux, des pauvres, des riches…). Duke est une université interconfessionnelle de fondation Méthodiste (une branche Anglicane donc proche du catholicisme). Nous sommes deux étudiants prêtres catholiques. L'autre, Pierre, vient de l'Angola. La plupart des étrangers viennent d'Asie, de Corée surtout. Tous ont le sentiment d'avoir beaucoup de chance d'être là. Le résultat est une ambiance très chaleureuse, fraternelle, studieuse. Tous sont là par la grâce de Dieu – et vous savez que je n'utilise pas facilement ce genre d'expression ! Et la grâce, il faut savoir lui donner un coup de pouce. C'est pour cela que je participe à ces soirées de collectes de fonds et de remerciements.

Je me suis bien amusé à vous raconter tout cela. Je vous embrasse.

Antoine

A quoi appartiens-tu ?

Chers tous,

Je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la sixième page.

Le rythme de travail s'est nettement accéléré. Mais j'y ai beaucoup de plaisir.
Quelques nouvelles, certaines drôles, d'autres étonnantes

Aujourd'hui je suis allé m'acheter une chemisette à col romain !
Je ris déjà en imaginant la tête de certains : quoi ?! un col romain ?! Une boîte à camembert autour du cou ?! Voilà notre Antoine barré à droite. On nous l'aura changé ! A vrai dire, ici il m'en faut une. De même que je vous disais dans une précédente chronique que ne pas parler de ses titres et diplômes, c'est comme un mensonge par omission, de même dans certaines circonstances (épiscopales par exemple) il est inadéquat de ne pas porter la tenue de rigueur. Enfin voilà… il faut glisser une barrette de plastique dans le col, ça n'est pas très confortable, ça me serre le cou, mais c'est comme ça.

J'ai acheté une voiture pour aller chaque jour à l'université (30 minutes). Une Toyota Corolla 1996. Elle appartenait à la paroisse voisine qui en a acheté une neuve. Je l'ai eue pour 1000 dollars. C'est un bon prix, mais une dépense imprévue car je croyais pouvoir utiliser une voiture de la paroisse. Les voitures japonaises sont de loin les plus vendues. Elles ont la réputation d'être reliable : on peut compter dessus. Les constructeurs US voient continuellement baisser leurs ventes. D'une part ils sont un peu discrédités, leurs voitures sont perçues comme fragiles. Mais en plus leurs gammes ne proposent pas assez de petites voitures, elles n'ont pas anticipé la hausse du prix des carburants. Beaucoup de gens vivent encore en niant complètement à la fois cette augmentation et la pollution générée. Partout des très gros trucs, trop gros pour être appelés voitures, et pas assez pour être appelés camions. Grosses voitures, à la fois pour épater la galerie, pour la sécurité, pour transporter des tas de choses.

Les T-shirts marqués DUKE ont fleuri depuis une semaine. Plusieurs raisons à cela. Il y a eu un match de football américain contre l'ennemi, j'ai nommé l'université publique UNC. Places gratuites pour les étudiants, réjouissances organisées, T-shirt gratuit, Hot-dog et graillon à profusion.
On a perdu. Honte ! Têtes basses du lundi matin. Le cœur n'y est pas. La chair est triste, et y'a du boulot en retard. Les marseillais savent ça : je ne connais pas d'autre ville en France qui vive son identité commune avec une telle intensité. Et l'OM y est pour beaucoup. C'est l'une des grandes qualités de Marseille. On peut railler la fierté Marseillaise, pour ma part je l'ai aimée. Je retrouve ça ici, à la taille du pays tout entier ! La dimension d'appartenance a beaucoup d'importance. Where do you belong ? Où appartiens-tu ? Appartenir est ici un verbe actif ! Dis-moi où tu as tes liens, je te dirai qui tu es. Et on est tenu de fréquenter assidûment ses lieux d'appartenance. On paie sa cotisation, souvent élevée. On se porte bénévole lorsque l'on est sollicité, on se rend à la fête annuelle, ainsi qu'aux réunions. On se reçoit entre adhérents, les enfants se connaissent, se fréquentent. Bref c'est toute une vie sociale qui s'organise autour de l'appartenance. C'est l'une des raisons pour lesquelles il y a tant de monde dans les églises : ce sont des lieux majeurs d'appartenance. Bien sûr ça a ses mauvais côtés. Mon oncle François Carlioz écrit « leur conformisme social m'est insupportable ». Il sait de quoi il parle, il fut étudiant dans ce pays. On comprend la cohérence de cette société US, non pas qu'elle soit plus cohérente qu'une autre, mais est fédère ses membre, elle les agrège, elle les drive, elle les justifie, elle est leur rédemption. Bon c'est vrai, là j'exagère un peu, mais c'est pour me faire mieux comprendre. Ici encore les marseillais auront saisi avant les autres…

La semaine dernière, à Duke University, nous étions convoqués à une cérémonie d'ouverture. Ouverture de l'année, solennelle, liturgique, haute en couleur. Tout se déroulait dans la chapelle (2000 places). Les étudiants arrivent et s'assoient dans l'assemblée. Puis procession tout le long de l'allée centrale : la croix d'abord, puis les servants d'autel, puis la bible portée haut, puis sur deux rangées, l'ensemble du corps professoral dans leur robe académique, noire, liserée selon la spécialité. Orange pour la Philosophie, rouge pour la Théologie, jaune pour l'Histoire, bleu pour les Sciences Bibliques, or pour les Arts, vert pour la Littérature… n'oublions pas le couvre-chef, cette coiffe noire au rebord carré que l'on voit portée par les lauréats en fin d'année. Enfin venaient le doyen de la faculté et le président de l'université. Les symboles parlent d'eux-mêmes (d'ailleurs ils sont faits pour ça) : à bien y regarder, les professeurs, dans leur habit liturgique, font figure de « prêtres de la Connaissance ». Ils s'assoient dans les premiers rangs, et ceux qui ont été récemment appointés sont appelés pour recevoir l'imposition des mains ! La plèbe estudiantine assiste, médusée et envieuse, rêvant d'une superbe carrière universitaire qui les propulserait, en robe et coiffe, au premier rang. La motivation se trouve soudainement vivifiée, l'étudiant est prêt à donner le meilleur de lui-même. C'était le but. La cérémonie a fait son oeuvre.

Chers tous, il est bien tard, et je me lève tôt.

Je vous embrasse

Fâaather Antoine

Ils m'appellent Fâaather Antoine

Chers tous,

Je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la cinquième page.

Ils m'appellent souvent Fâaather Antoine. Je réponds gentiment qu'on peut m'appeler Antoine, mais ça n'a pas beaucoup d'effet. Ce n'est pas l'habitude. Il a bien fallu que je m'y fasse. A l'occasion des lettres et courriers que je rédige ici, je signe désormais : Reverent Father Antoine Carlioz, PhD. Qu'en dites-vous ? Ça en jette, non ?

Il n'est pas de mise ici de garder une certaine réserve, une sobriété que l'on cultive en France. En France il est grossier de mettre en avant ses titres et diplômes. Ici, ne pas le faire, c'est comme un mensonge par omission. J'avais perçu la même chose en Algérie, où l'on se met volontiers en avant, annonçant rapidement ses trophées universitaires, familiaux, financiers. C'est assez indisposant pour un français éduqué à la sobre discrétion sur soi. Etonnamment, on retrouve ce même trait de caractère vantard dans la lecture des lettres de Saint Paul. Il se met en avant, fait valoir ses mérites, ses efforts. Il se pose en exemple et prétend avoir tout compris. Bien sûr il ne s'en attribue pas le mérite puisque tout est grâce. Mais voilà où se rejoignent l'Orient et l'Ouest anglo-saxon : dans l'affichage de leurs mérites.

En dessous de ma signature, j'ajoute parfois ma devise. Joie Simplicité Miséricorde. Je n'ai jamais fait grande publicité de cette devise. Sobriété française oblige. J'avais vingt ans lorsque, fervent disciples des frères de Taizé, et cherchant mon propre chemin, je découvrais dans leurs textes ces trois fondements de leur engagement monastique. Joie Simplicité Miséricorde. J'ai senti la profondeur de ces mots. Et j'ai voulu en faire comme des vœux privés, une secrète discipline, une aspiration intime.

J'aurais tant à dire sur ces trois réalités. Mais suis-je ici pour écrire une autobiographie ou pour faire des études ? Quelques mots toutefois puisqu'il y a là une filiation spirituelle à laquelle je veux rendre hommage.

Pendant la période qu'il passait seul à Taizé, Frère Roger, le fondateur, avait rédigé une petite brochure et l'avait publiée en 1941. Il y décrivait son idéal de vie commune. « Vers l'âge de 18 ans, j'ai eu conscience que, pour se construire intérieurement, il était indispensable de découvrir quelques références essentielles auxquelles revenir jusqu'à la mort. J'avais réalisé que le chrétien se charpente à partir de quelques valeurs fondamentales d'Evangile autour desquelles s'élabore une unité de la personne. » Dans l'Ecriture, il y a des textes plus fondamentaux que d'autres. Frère Roger a toujours considéré que les Béatitudes étaient particulièrement essentielles. Aussi, lorsqu'il se mit à écrire, il commença par les trois mots qui récapitulaient l'esprit des Béatitudes : joie, simplicité, miséricorde. Là se trouvait pour lui comme une lumière d'Evangile.

A vrai dire, Frère Roger n'a pas été l'initiateur de cette devise, on en trouve la trace dans les documents de la Fraternité Spirituelle des Veilleurs, fondée en 1923 par le pasteur Wilfred Monod, père de Théodore Monod. La fraternité spirituelle des Veilleurs est une sorte de tiers-ordre protestant. Cette communauté – qui existe toujours et dont je ne suis pas membre – est fondamentalement une association chrétienne de « Veilleurs », qui se proposent de mettre leur conduite journalière en harmonie avec l'esprit des Béatitudes : esprit de Joie, de Simplicité, de Miséricorde. Elle est donc centrée sur l'obéissance volontaire à l'enseignement du Sermon sur la montagne - texte redoutable, révolutionnaire, reconnaît Théodore Monod, car si on imaginait que ce texte soit mis en pratique, le monde changerait du jour au lendemain.





N'est-il pas étonnant que ce pays, les Etats-Unis, soit capable de produire autant de champions sportifs qui raflent tant de médailles aux jeux olympiques ? Ce n'est pourtant pas le peuple le plus nombreux. Ils ont plus de moyens, certes, mais des pays comme la Chine ou la Russie savent fournir à leurs sportifs les meilleures conditions d'entraînement, alors ?

Il me semble que l'on trouve ici une culture qui dilate les capacités de chacun : on a envie d'y venir, parce qu'on sait qu'on y sera stimulé, épaulé. Cette culture aide à glandouiller moins, à donner le meilleur de soi-même. Elle affermit celui qui veut tenter sa chance. « Tu peux y arriver ! ». Un regard emprunt de jugement n'y verra que de la réussite personnelle. Dommage.





Me voilà plongé dans l'étude d'auteurs sur l'éthique. The heart of healing / Le cœur de la guérison – Talking to patients / Parler aux patients. Je suis étonné de comprendre ce que je lis !! Ici, les livres savants sont souvent simples. La vulgarisation porte mal son nom, dans l'acception contemporaine du mot « vulgaire ». La simplicité d'un livre savant procède du souci d'être lu, compris, discuté. Un livre savant, s'il est abscond, révèle l'absence de ce souci. Il dénonce le seul désir narcissique d'être publié.





Roland Doriol, Jésuite envoyé aux Philippines, avait l'habitude de demander aux stagiaires venus passer là quelques moi : « Je te demande d'écrire un rapport d'étonnement. Ce qui t'étonne, ce qui te choque, tout ce que tu remarques et que tu cherches à comprendre. » Je trouve moi aussi que les yeux néophytes voient mieux que les yeux habitués à une culture. L'esprit est stimulé, il carbure à tout heure du jour, il établit à tout instant des comparaisons entre sa culture d'origine et celle qui se présente à son regard. C'est le meilleur moment pour écrire. C'est ce que je fais pour vous. Sans doute dans quelques semaines mon regard sera-t-il émoussé, et mon agenda débordant. Et la source tarira. L'esprit s'attachera à d'autres tâches. Je serai plongé dans les études.

Mais pour l'heure, je vous embrasse

Antoine

Pourquoi les USA ?

Chers tous,
Je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la quatrième page.

C'était aujourd'hui jour de rencontres avec mes professeurs. J'étais introduit par mon ami Joseph Wolyniak auprès d'eux : il a fait ses études à Duke et connaît du monde. Rencontres informelles, au cours desquelles j'ai été interrogé sur les motifs de ma présence, sur mes objectifs, mes conditions de vie… A la fois très accueillant et plein d'acuité. Ces professeurs enseignent en « graduate school », que l'on peut comparer à notre troisième cycle universitaire. Tous les étudiants de ce programme ont fait au moins quatre années d'études dans des domaines très variés : littéraire, artistique, philosophique, parfois scientifique etc. Ils m'ont semblé très disponibles, intéressés par l'arrivée d'un étudiant, désireux de le connaître et de l'aider à se former.

Puis visite de l'université (article de Wikipedia ci-dessous + photos). Belle architecture néo-gothique, façon Oxford en Angleterre. Je trouve l'université superbe ! Je l'avais visitée il y a plusieurs années, lorsque l'un de mes filleul de confirmation avait intégré l'école de médecine : Duke Medical School. Grand arbres, vastes espaces, salle de spectacles, boutiques spécialisée dans les articles aux couleurs de l'université.

C'est que, dans ce pays, l'on porte haut les couleurs de son camp. Les équipes sportives des université voisines s'opposent volontiers : émulation et esprit de compétition. Et quand on est étudiant, on porte des vêtements aux armes de son université. Ainsi m'avez-vous déjà vu porter un sweet-shirt gris marqué « NC State » avec un drapeau US : car c'est à l'université de l'Etat de Caroline du Nord que j'avais travaillé deux ans (90-92) comme associé de recherche. De même me verrez-vous désormais arborer les couleurs de Duke. Bleu marine, et DUKE en bien gros sur les pectoraux.

L'inscription universitaire est très chère. Mais la prestation est à la hauteur. Tout est à nos pieds pour nous permettre de travailler à fond, bibliothèques calmes et studieuses, ordinateurs partout en libre-service (à condition d'avoir un numéro de carte d'étudiant), imprimantes à disposition. Les professeurs tentent d'être disponibles pour nous guider dans nos travaux, bref c'est toute une culture de l'effort et du mérite.

Comme les autres universités US, Duke est un lieu de vie complet : on peut n'en pas sortir, y manger, dormir, se vêtir, se divertir, travailler, envoyer du courrier, retirer de l'argent, trouver un petit job, tout est là. On peut aller au gymnase, chanter dans une chorale, participer à une association politique, caritative, artistique… Une ville dans la ville. Une vie dans la vie.

Il n'en sera pas ainsi pour moi. Je vis ailleurs, avec les frères franciscains, à 30 minutes de là. Je participe à la vie de la paroisse et j'ai mes amis à Raleigh, la ville voisine. Je ne suis pas un étudiant typique. Beaucoup sont très jeunes, moins de trente ans. Mon arrivée rassure certains professeurs, qui voient en moi un étudiant « senior », arrivant avec 10 ans de prêtrise, 20 ans de recherche scientifique, et un peu plus de bouteille que les « kids ». Sans doute, mais je sais aussi que j'ai moins de vivacité et de mémoire que les kids, moins de capacité à dormir peu, et les yeux presbytes…

La rentrée approche. Déjà je me fournis les listes de livres, j'essaie de me les procurer à meilleur compte sur ebay et dans les « bourses aux livres ». Il me faudra choisir un professeur et lui demander d'être mon tuteur. J'ai une idée sur la question, mais je n'ai pas encore pu le lui demander. Il est spécialisé en éthique médicale, en particulier sur les questions de la fin de vie.





Lorsqu'il y a un an, au cours d'un séjour à Raleigh, les franciscains m'ont proposé « Viens vivre avec nous », j'ai été stupéfait. Stupéfait de leur confiance et de leur façons entreprenantes. J'ai hésité, j'ai répondu que j'ai été ordonné pour être envoyé en milieu professionnel, et auprès de ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne. J'ai répondu que si je venais, ce serait soit pour trouver un emploi, soit pour faire des études. Ils ont dit d'accord.

Or les responsables de Communauté Mission de France étaient déjà venu me rencontrer : « Voilà dix ans que tu es à Marseille. Dis-nous quels sont tes goûts, tes compétences, pour que nous puissions te faire une proposition nouvelle. » Le projet d'une réflexion sur la bioéthique m'intéressait déjà depuis quelques années, et ils m'y encourageaient. Pourquoi pas une formation universitaire ? Une réflexion sur ma pratique professionnelle qui consistait à créer des outils diagnostiques en cancérologie ? Quelles en sont les implications éthiques ? Comment mieux aider ceux qui sont concernés : les patients, leurs familles, et les équipes médicales ?

La proposition des franciscains me surprenait, mais arrivait comme une possibilité pleine de richesse et de potentiel. Pourquoi pas ? Il faut essayer, poser ma candidature, chercher des financements, on verra bien. Si ça marchait, quel beau projet ! Vous connaissez la suite. J'y suis, et j'ai l'intention de m'y donner à plein ! Je suis empli de reconnaissance pour les franciscains qui m'ont fait une proposition claire, dans laquelle je pouvais me projeter, et autour de laquelle je pouvais élaborer, tandis qu'une proposition imprécise m'aurait obligé à « mendier » des financements.

Dans ce projet j'ai reçu mille soutiens et coups de main, mille encouragements. Le billet d'avion m'a été offert, des lettres de recommandation ont soutenu ma candidature, j'ai été aidé dans la rédaction de mon curriculum et de mes dossiers (« Décrivez vos projets et objectifs »). Une vieille amie m'a proposé de stocker mes cartons, bref tout s'accordait pour que le projet se transforme peu à peu en réalité. Je dois beaucoup à tous ceux qui m'ont ainsi soutenu.

Je vous embrasse.

Antoine
Post Scriptum. Un service à vous demander: s'il vous est revenu aux oreilles que j'ai eu la maladresse d'oublier telle ou telle personne dans ma liste d'envoi, auriez-vous la bonté de m'envoyer leur adresse électronique ?

Tu préfères la France ou les USA ?

Chers tous,
Je me suis promis de vous donner des nouvelles.
Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la troisième page.

J’aime ce pays et ceux qui le peuplent. Pourquoi ? Je ne sais pas.
J’aime leur patriotisme mais je déteste leur politique étrangère. J’aime leur main sur le cœur tandis qu’ils chantent l’hymne national. Je déteste la violence internationale qu’ils sèment dans le monde. Ce pays depuis cent ans est le pays le plus agressif et le plus dangereux du monde. Cent fois il l’a manifesté, cent fois il a mis le feu à telle ou telle région. J’aime leur gentillesse. On est toujours bien reçu dans une administration, même si les règles sont intransgressibles. J’aime leur affabilité, leur prévenance. Les choses sont organisées. Quand a lieu une réunion, elle est préparée, il y a un ordre du jour, quelqu’un conduit la réunion, elle n’est pas interminable, on sait à quoi s’en tenir en venant. J’aime leur sens de la discipline. Il y a du respect dans ce sens de la discipline. J’aime leur sens de la Loi. La loi fait autorité, c’est elle qui trace les possibles et les impossibles.

J’aime ce pays et ceux qui le peuplent, mais je déteste que l’on me pose la question « tu préfères quoi ? ». J’aime sans préférence. J’aime la France, j’aime l’Algérie, j’aime les USA. Sans préférence. Je connais les charmes et les défauts de chaque culture, mais je n’aime pas que l’on me demande de préférer. Et je regrette que lorsque je loue une qualité d’un pays, l’on me rétorque un défaut. Par exemple :
- J’aime leur gentillesse
- Oui mais c’est souvent assez superficiel
- J’aime leur sens de la discipline
- Oui mais il est lié à une forte pression sociale conformiste
J’aimerais pouvoir dire « J’aime » sans que cela appelle une correction, une restriction. Lorsque vous aimez quelqu’un et que vous le dites, vous n’ignorez pas que cette personne a des défauts. Vous dites « J’aime » sans aveuglement, sans occulter le reste. Rétorquer un défaut, n’est-ce pas prétendre corriger la parole de l’autre, incomplète ? N’est-ce pas prétendre qu’au lieu de dire une demi-vérité, on pourrait la dire tout entière en ajoutant quelque restriction ?
Lorsque j’écrivais plus haut que j’aime ce pays, n’avez-vous pas entendu dans un coin de votre esprit une restriction, un défaut ? J’essaie d’apaiser en moi ce caractère, et d’écouter l’autre sans restriction : sans rétorquer en moi-même.
Voilà pour le sermon du jour.

Que suis-je venu faire ici ? Des études sur les « enjeux éthiques du diagnostique clinique ». Pourquoi pas à Paris ? Par exemple à l’Université Jésuite de la rue de Sèvre ? Trois raisons à cela (il y en a d’autres).
1- Je voulais d’abord étudier et penser à l’étranger, c'est-à-dire en étant moi-même un étranger. Je trouve qu’il y a un surcroît de liberté de penser lorsque l’on est un étranger : on n’est moins soumis au conformisme, parce qu’on est d’emblée différent. Et cette altérité est valorisée.
2- Je voulais étudier dans un contexte qui ne soit pas exclusivement catholique. Je me méfie des groupes homogènes, de l’ « entre-soi ». Ça manque un peu de respiration. A Duke University, il y a plusieurs traditions chrétiennes. Elles se confrontent, dialoguent, bâtissent ensemble. Le statut de la Vérité est différent. Personne n’en dispose. On la cherche. Comme Dieu, personne n’en dispose, on le cherche.
3- Je voulais étudier selon ce pragmatisme anglo-saxon dont la réflexion s’empare des problèmes tels qu’ils se posent. En France, c'est-à-dire en terre cartésienne, on est encore sous le règne de Descartes : on va commencer par faire de la philo, de l’anthropologie, « qu’est-ce qui fonde la dignité de la personne humaine, qu’est-ce qui fonde le statut de l’embryon comme personne, qu’est-ce qui fonde les droits de l’homme ? » Ce sont d’excellentes questions. Elles se soucient des fondements. Mais ça entraîne un certain fondamentalisme. Le pragmatisme anglo-saxon procède différemment. Il aborde les questions à partir des problèmes concrets, des situations problématiques. Pour un domaine aussi casuistique que la bioéthique, c’est cette approche que j’ai voulu préférer.

Ce n’est donc pas une chronique que je vous ai écrite aujourd’hui, m’en tiendrez-vous rigueur ? J’ai l’esprit bouillonnant ces premiers jours, et je vous fais part de mes bouillonnements.
Je pense à vous tous avec affection.
Je vous embrasse,
Antoine

7 août

Je suis accueilli dans une communauté de prêtres franciscains. Ils animent la paroisse et habitent une grosse maison attenante.

Il y a David, mon ami depuis tant d’années. New-Yorkais, vieil homme raffiné et fameux prédicateur, il fut curé de cette paroisse durant dix ans, puis d’une autre paroisse à Durham, la ville voisine où je fréquenterai Duke University.

Il y a Mark, c’est lui le curé à présent. 47 ans, gros bosseur, assez conservateur. Très fraternel. C’est lui qui, l’an dernier, a sollicité ma venue parmi eux.

Il y a Bill, dont la mémoire littéraire est légendaire : il peut rendre compte de n’importe quel livre qu’il a lu, même il y a longtemps. Bill est body-builder. Ça ne manque pas d’originaux chez les franciscains.

Enfin Julian, philippin, 40 ans. Très liant. Ordonné prêtre il y a deux mois.

La paroisse St Francis of Assisi est l’une des grosses paroisses de Raleigh. 4500 familles la fréquentent ! Une école primaire franciscaine, une maternelle, et de nombreuses propositions d’engagement en faveur de la paix, des malades, des pauvres, etc. Une animation pour les ados, des groupes de jeunes professionnels, des groupes de prière, des formations en tous genres… Trente salariés plein-temps.

J’ai participé, le premier dimanche, à la messe de 9h30, la messe des familles. Le brouhaha que font les enfants est comme une vague sur l’assemblée, une agitation bon enfant qui ne gène pas le déroulement, car la sono est de qualité. L’assemblée est assez homogène, ce sont des familles de classe moyenne, chacun est propre-sur-soi. On est ici en terre chrétienne. Le dimanche est un jour familial. On va à la messe. Il y a environ 800 personnes à chacune des cinq messes du WE.

Après la messe on se disperse pour partager un brunch quelque part. Avec Larry et Josephine nous sommes allés prendre un bagel et un café à l’ombre d’un bel arbre.

J’organise mes journées. On verra bien si je tiens le rythme : lever tôt pour permettre une heure de marche. En rentrant, petit déjeuner, douche, puis prière commune. Ensuite travail : j’ai des livres à travailler. Par exemple « Les folies génétiques », « Enfants en soins palliatifs », « Introduction à l’éthique ».

Pour déjeuner, on ne prend pas le repas ensemble, chacun se fabrique une assiette. Sieste si nécessaire : pour l’instant j’ai encore le sommeil troublé, je me réveille à 2h du matin, croyant qu’il est l’heure de me lever. L’après-midi pour les choses plus ludiques, ou qui demandent moins de fraîcheur : courses, courrier, téléphone, lessive etc. Dîner léger à 18h, en commun pour ceux qui sont là, sinon on signale son absence. Après dîner mes frères franciscains ont souvent des réunions (19h30 – 21h). Pour ma part, j’en profite pour aller voir les amis. Retour et coucher vers 10h30.

2 août 2009

Voyager de Paris à Raleigh ne me faisait pas peur. « Je me disais : c'est vite fait ».

C'était sans compter la grève du personnel de sécurité à Roissy,

sans compter sur le comptage et recomptage des passager : il en manque un…

On s'apercevra après deux heures d'attente qu'une passagère a été enregistrée deux fois. Donc correspondance loupée à Washington, et trois heures pour attendre le vol suivant. L'embarquement arrive enfin, mais de nouveau l'envol tarde. La porte de la soute claque et claque encore. Le commandant nous prie de patienter, puis annonce finalement qu'on ne réussit pas à fermer la porte. « Tout le monde descend, on va chercher un autre appareil. » Vite je rappelle Larry pour qu'il ne m'attende pas à l'aéroport. Quatre heures plus tard c'est la bonne ! Quand je retrouve mes amis, je suis debout depuis 26 heures. Ça doit se voir parce qu'ils me proposent aussitôt d'aller dormir.

Dès le lendemain, je prends la route, seul, pour trois heures vers la côte atlantique. Je dois y rejoindre l'équipe pastorale de la paroisse réunie en retraite de début d'année. Les indications sont précises : j'arrive à bon port et déboule au milieu de trente personnes : les plein-temps. La retraite est animée par Val, une pasteure noire et son mari musicien (blanc). Elle a une énergie ! Elle proclame l'évangile comme un récit. Elle parle à la première personne de la femme qui avait des pertes de sang et qui voulait toucher le vêtement de Jésus. Le récit se transforme peu à peu en chant, puis en prédication. L'assemblée répond par des « Amen ». C'est très beau, mais ça tient plus du spectacle que du voyage spirituel.

Je suis accueilli avec beaucoup de générosité. La retraite prend fin. Elle a commencé mardi déjà. Les voitures s'organisent pour rentrer. Ce week-end je serai au calme pour m'installer.