vendredi 6 juillet 2012

Contempler – réfléchir – aimer

Papa,

voilà, j’ai pu, dans le train, me plonger dans le livre de Jean Marchal que tu m’as prêté : « Contempler – réfléchir – aimer » (éditions ALTESS).
Ce livre ne m’a pas laissé indifférent, et j’ai souhaité, puisque le train avait tant de retard, en faire un commentaire argumenté et écrit.

C’est, me semble-t-il, l’œuvre d’un homme intelligent, cultivé, âgé, troublé par les changements de notre société, et traumatisé par sa perception d’un monde en perdition.

Le chapitre 2 met en exergue une citation de Bernanos qui donne le ton : « On n’a rien compris au monde moderne si l’on n’a pas réalisé qu’il est d’abord une monstrueuse conspiration contre toute espèce de vie intérieure. » Je considère cette affirmation comme le signe d’une appréhension effrayée, parce que fausse, du monde contemporain.
De quelle conspiration Jean Marchal parle-t-il ? De la tyrannie des deux intelligences, rationnelle et affective, contre l’intelligence contemplatrice. « Plus celles-ci se sont hypertrophiées et perverties, plus celle-là s’est atrophiée » (p. 17) Jean Marchal décrit la dictature de ces deux intelligences, organisée jusque dans l’éducation scolaire et familiale (pages 12 et 36) par la suprématie des sciences et des mathématiques, et le règne des affectes. « Ceci conduit inexorablement à l’émergence d’une société rationaliste et matérialiste qui nie toute réalité à ce qui ne se mesure ni ne se prouve, et rejette comme superstition tout ce qui relève d’une approche plus spirituelle ou poétique, bref, contemplative » (p. 13). Cette citation me semble montrer que Jean Marchal a du mal à admettre la séparation des registres scientifique et spirituel. Il parlera plus loin de l’époque des lumières comme d’un naufrage, et affirme que depuis la période de la Renaissance, l’art religieux est entré en « dégénérescence ». (page 17).

Jean Marchal tente de démontrer que toutes les grandes religions proposent l’éveil d’une capacité aujourd’hui perdue : l’intelligence contemplatrice. En cela, son livre est une œuvre syncrétique. Pour lui, l‘intelligence contemplatrice permet d’accéder, au-delà du rationalisme, à des réalités qui sont libres de la tyrannie de l’égo : « L’intelligence contemplatrice permet l’épanouissement d’une conscience infiniment plus vaste que notre conscience ordinaire (logique et conceptuelle) enfermée dans les étroites limites qui définissent l’égo » (page 9). Le vocabulaire ici (infiniment plus vaste, limites étroites, enfermée) exprime les valeurs dans lesquelles Jean Marchal tient chacune des trois intelligences de l’humain (rationnelle, affective, contemplatrice).

Jean Marchal décrit la perdition qu’il voit. Certaines expressions impliquent une destruction intentionnelle : « Le monde où nous vivons est le résultat d’une civilisation d’où ont été méthodiquement évacués en quelques siècles tous les moyens que les civilisations antérieures avaient établis pour favoriser cette vie intérieure… C’était le rôle qu’assumait la religion avant qu’elle ait été contaminée par les dogmes de la modernité » (p.35) Je ne partage pas ce regard sur l’évolution des idées. Mais surtout, Jean Marchal ne décrit pas une période connue… mais rêvée. Il ne décrit pas une expérience personnelle mais une interprétation historique de la conscience spirituelle avant que la tyrannie rationaliste et matérialiste en détruise les outils.
Jean Marchal se réclame d’un traditionalisme religieux, et voit dans les réformes (en particulier la réforme liturgique qui a succédé au concile catholique Vatican 2) la perte, par ignorance, des voies d’éveil de l’intelligence contemplatrice. Selon Jean Marchal, les textes de la liturgie latine nous avaient, par une transmission multiséculaire, légué un sens symbolique malheureusement perdu lors du « désastre » que fut la réforme liturgique (page 18), dictée par une approche procédant de l’intelligence rationnelle (« tout expliquer, y compris l’inexplicable, ou alors l’éliminer ») et dictée aussi par l’intelligence affective « réduite à son expression la plus infantile : cantiques n’éveillant qu’une vague et fugace sentimentalité ». Ce ton transpire un jugement sévère sur le monde contemporain. Il poursuit : le développement des jeux électroniques favorise « excitation, instabilité et violence, et stérilise prématurément leur intelligence contemplatrice. Ainsi beaucoup d’enfants sont ils préparés à devenir des robots aisément manipulables… » (p. 36)

Une part importante du livre consiste en une interprétation de l’apocalypse de St Jean, exégèse assez inattentive au texte, qui plaque une pré-compréhension tirée de Dürckheim : ainsi trouve-t-il dans St Jean les « preuves » de sa thèse. Il m’a fallu quelques minutes pour réaliser qu’il ne s’agit pas de l’illustre sociologue Emile Durkheim, dont l’autorité aurait certainement donné au travail de Jean Marchal un appui efficace.
C’est donc essentiellement sur sa méthodologie que je crois mal fondée la démonstration tentée par ce livre. Il en résulte un travail combatif mais inefficace et passéïste. Un peu de contemplation eut apporté à Jean Marchal plus de sérénité.