lundi 15 juin 2009
Le comparatif et le superlatif
Culture qui sans cesse mesure et évalue la réussite individuelle. Les critères d'évaluation sont multiples et assez conventionnels. Ce sont les canons de la société libérale. Maison, quartier, voiture, enfants, engagements sociaux, vie mondaine, apparence esthétique, mais aussi diplômes, responsabilités, revenus, livres publiés, trophées et distinctions.
C'est ainsi que les hommes vivent.
Cette recherche d'évaluation conduit à une échelle de valeur constituée de plus et de moins : "Nous avons invité l'économiste la plus qualifiée au monde." "Sais-tu que Untel est l'écrivain le plus lu?" "Il est de loin le philosophe de langue anglaise le plus influent." "J'ai étudié auprès de la théologienne la plus diplômée."
De telles expressions sont fréquentes dans la conversation étasunienne, on utilise souvent le comparatif et le superlatif, pour désigner celui ou celle qui est "over the top", le dessus du panier, le haut du pavé, le cran au dessus.
Lorsque mes frères et moi étions enfants, jour après jour nous bombardions notre père de questions sur la meilleure voiture du monde, l'homme le plus fort du monde, la plus grande invention. Et patiemment notre père essayait de déminer ces questions, évitant de répondre, relativisant ses réponses.
- La meilleure voiture, ça dépend ce que tu en attends, la vitesse? le confort? la consommation? la robustesse?
- La plus grande invention, de quel point de vue? Sa capacité à améliorer la vie des gens? à augmenter le rendement agricole? Son influence en médecine?
- Le plus intelligent dans un domaine pratique ou théorique? La réponse dépend de celui qui pose la question, selon ses critères, ses valeurs.
- Mais Papa, dis nous! Pour toi, c'est qui l'homme le plus intelligent du monde (pour une fratrie de quatre garçons qui admirent leur père, c'était forcément un homme, le plus intelligent).
Depuis ce temps, j'ai compris la justesse de la résistance de mon père. J'ai attribué l'usage des comparatifs et superlatifs à l'immaturité, un manque de nuance, une appréhension incomplète de la complexité. Depuis ce temps je supporte mal le jugement sur le diplôme, sur l'apparence mondaine, le brio. Apprécier le brio de quelqu'un est une chose. Juger sur ce critère en est une autre.
Or me voici plongé dans une culture de l'usage intensif du superlatif et du comparatif. Et j'entends des amis pleins de finesse et de maturité en faire grand usage. "Oh, c'est un personnage de première importance, il est vraiment au dessus du lot." Et à chaque fois je murmure en moi même "Ça dépend de quel point de vue," et aussi : "Y a-t-il quelqu'un en ce monde qui ne soit pas de première importance? Qui peut en juger?"
Peut-être, tout simplement, le jugement est-il une forme d’immaturité ?
Lorsque Catherine et moi avions voyagé à travers les USA, nous moquions gentiment cette propension au comparatif, qui se reconnaît facilement car elle utilise l'expression in the world. La première force armée in the world, les meilleure pizza in the world, le champion olympique le plus médaillé in the world. Et ça nous évoquait cette fascination un peu enfantine pour les gros muscles. Comme on le sait, l'important n'est pas la taille des muscles mais la façon de s'en servir (il y a d'autres comparaisons).
Amusés, Catherine et moi avions pris l'habitude d'échanger un clin d'oeil chaque fois que résonnait l'expression in the world. Mais ça revenait tellement souvent que ça en devenait trop voyant entre nous. Vingt ans après nous en rions encore, et dans nos conversations jaillit parfois l'exclamation in the world!
mardi 2 juin 2009
Le bel adolescent
Ce pays regarde encore souvent vers le vieux continent, à la fois fasciné par sa foisonnante histoire - et il sait que ce sont là ses propres racines - et parce qu’il lui attribue la quintessence du raffinement, de l'art, de la culture, de la splendeur des architectures. Il se sait nouveau-riche. Il voit bien qu’il a des attitudes ostentatoires lorsque la distinction réclamait plus de sobriété.
Dans ce pays, on a besoin encore de se comparer au reste du monde pour se convaincre qu'on est devenu grand. In the world. Qui sommes-nous in the world? Nous prend-on au sérieux?
Il y a dans ce peuple à la fois une vraie confiance en soi, et un complexe, lié - je crois - à sa jeunesse, et lui donnant ce doute de soi qu’éprouvent les adolescents. Et pourtant, quel beau peuple! Quel grand peuple! qui a accompli certaines grandes conversions, qui manifeste de très belles solidarités, réalise de grands projets ... Quel grand peuple! Alors pourquoi cette inquiétude, ce besoin de se prouver encore au monde.
Peuple US, tu es grand. Nous n'aimons pas tout ce que tu fais, et pas du tout lorsque tu mets le feu au monde, et moins encore lorsque tu écrases d'autres cultures. Tu n'es pas parfait, tu as de gros défauts, mais tes qualités sont bien plus grandes encore. Nous, tes parents, nous t'aimons comme tu es.
Je me surprends parfois avec ce petit complexe de supériorité européenne (renforcé chez un français fier de l'être), ce petit rien de condescendance envers l'adolescent turbulent qu'est ce pays US. A la fois impressionné par sa belle stature, sa force, son développement, et à la fois convaincu que je connais le monde mieux que lui, que mon analyse internationale est plus fine, et ma maturité politique supérieure.
La voilà, cette arrogance française. Je la rencontre en moi-même. Elle m'a été révélée par un colombien: "Vous les français, vous n'avez besoin de personne, vous vous suffisez à vous mêmes." Suffisants. Pour ce qui me concerne c'est vrai. Très fier de venir de cette culture française, hyper-valorisée ici. Très conscient de la richesse de l'histoire, de la culture, de la conscience politique dans lesquelles j'ai baigné. Pleinement héritier de mon pays, et en cela, quelque peu aristocrate et fier de l'être.