Comment nos sociétés en sont-elles arrivées à ce niveau de perte d’influence de la religion ?
Certains pensent que c’est un juste retour de balancier après un long abus de pouvoir des institutions religieuses sur les consciences et sur la vie politique. D’autres pensent que c’est l’inadaptation des institutions religieuses, qui, foncièrement conservatrices, sont incapables de s’adapter aux mutations rapides de nos sociétés. D’autres encore voient dans l’essor de la science la fin programmée des croyances irrationnelles. Le combat intellectuel fait rage pour dénoncer la prétention de la science à rendre compte de toute réalité, et pour prouver que la religion n’ignore pas la raison dans ce qu’elle tient pour vrai.
Ces interprétations sont sans doute fondées. Le désintérêt pour la religion a plusieurs causes. Je souhaite en ajouter une : c’est l’essor du droit qui a coupé l’herbe sous les pieds de la religion.
Combattre l’athéisme scientifique : une erreur de perspective.
On rencontre un courant de pensée très défensif quant au rapport entre science et religion. Voici pour exemple la première phrase d’une conférence donnée en 2008 par George Elis, Quaker et professeur de mathématiques à l’université de Cape Town, en Afrique du Sud : « L’essor de la science au cours des trois derniers siècles a donné lieu à un nombre croissant d’attaques contre la foi religieuse, récemment réitérées en particulier par Richard Dawkins, Peter Atkins, Daniel Dennet et Viktor Stenger ».
Pour moi qui suis prêtre et chercheur scientifique, cette attitude défensive est une erreur de perspective. Il ne sert à rien de contrer les arguments qui tendent à prouver scientifiquement que Dieu n’existe pas, parce que ces arguments sont fondés sur une confusion des domaines de « compétence » ; science et religion s’intéressent à des domaines distincts, la science s’occupant du « comment » des phénomènes tandis que la religion s’occupe du « pourquoi ».
Allons plus loin : la science nous permet de comprendre et d’expliquer les phénomènes, elle décrit les lois de la nature. Ces lois sont universelles, fondées sur des observations reproductibles. Par contre la science ne peut pas se prononcer sur certaines réalités de notre expérience humaine : l’éthique, l’esthétique, et la métaphysique. L’éthique concerne le bien et le mal, l’acceptable et l’inacceptable, les choix que nous faisons au moyen des valeurs qui sont les nôtres. L’esthétique concerne le sensible : les perceptions, les sens, l’harmonie, le beau, dans la nature ou l'art. La métaphysique concerne la nature ultime de l'être, du monde, de l'univers, le sens des choses : quel est le sens de mon existence ? à quoi bon vivre et mourir ? pourquoi le malheur (accidents, maladies, cataclysmes, séismes, inondations, épidémies) ? pourquoi le mal (violences, guerres, mensonge, tromperie) ? ou encore la question de notre destin : que reste-t-il de moi après ma mort ? Ces trois réalités sont plutôt de la compétence à la fois de la philosophie, de la religion et de la spiritualité.
La religion tente-t-elle de se prononcer sur des domaines propres à la science ? Elle l’a fait et le fait encore. Pensons à la condamnation par l’Eglise de Galileo Galilei qui, à la suite de Copernic, défend sa démonstration de l’héliocentrisme par opposition au géocentrisme soutenu par l’Eglise. Pensons aussi à cette tendance forte de l'Islâm à considérer que le Coran contient toute la connaissance, y compris la connaissance scientifique. La religion se trompe dans de telles tentatives. Elle se trompe encore lorsque, par exemple, elle interprète le livre de la genèse comme un récit exact de la fondation du monde. Non, le livre de la genèse ne prétend pas être scientifiquement exact. Il prétend être vrai. Il nous dit que la vie est un don.
Chaque fois que la religion prétend parler à la place de la science, elle creuse son discrédit. Elle a pourtant tant de choses à apporter. Elle a, par le passé, tant apporté à nos sociétés et contribué à leur émergence. Les sociétés occidentales sont largement redevables à l’Eglise Catholique. Longtemps c’est elle qui a édicté le droit et mis la société en ordre, je veux dire : garanti le droit, la solidarité, la justice. C’est aujourd’hui l’Etat.
Quand la religion érigeait la justice.
Longtemps, l’Eglise a créé et pris en charge les dispensaires pour soigner les pauvres, les orphelinats, les asiles de vieillards, les accueils de sans abris, faisant un travail de justice sociale, cherchant, au nom des prescriptions bibliques, à garantir le droit des plus fragiles, à assurer que tous soient toujours soignés, nourris, habillés. A bien des égards, la religion a été le fer de lance de la justice en action, installant les structures qui seraient par la suite assumées par les pouvoirs publics.
Par la suite, c’est l'Etat qui a assumé les hôtels-Dieu, la prise en charge des enfants sans famille, des femmes seules avec enfants, des immigrés en demande de protection, des vieillards, des très pauvres qui ne peuvent payer les soins médicaux ; toutes ces fonctions sociales sont désormais assumées par l’Etat. Et c’est le droit qui en fonde l’obligation. Le droit civil satisfait un certain nombre de besoins fondamentaux : la protection sociale (santé, chômage, retraite), l'éducation pour tous, la liberté religieuse et d'opinion, la liberté d'entreprise etc. Bien sûr, il reste des perversions au système, mais bon an mal an, tous les citoyens ont des droits qui leur sont reconnus. Le droit a fait reculer l'arbitraire, la tyrannie, il a relevé les humbles et pris soin des fragiles en organisant toutes sortes de protections, de droits, d'allocations.
Or, en prenant en charge ces œuvres de justice, les collectivités publiques coupaient l’herbe sous les pieds de l’Eglise qui tenait en partie sa visibilité sociale de la pratique d’une charité qui était comme un prélude à une "justice divine". Avec la disparition du lien entre religion et justice immanente, exercée par le moyen de la charité, apparût la question de l’utilité sociale de la religion. Apparurent aussi de nombreuses attaques contre l’Eglise, accusée d’être un parasite de la société. Car dès l’instant où le droit pérennisait cette œuvre sociale de justice, se faisait une autre mutation : puisque c’est du ressort de la loi, ce n’est donc pas du ressort de la miséricorde de Dieu. Si l’Etat s’en charge, cela signifie que c’est un droit. La justice passait du statut de don à celui de droit.
L’essor du droit
Dans nos pays occidentaux, dont la tradition de démocratie a maintenant quelques siècles, le droit a peu à peu gagné en autorité. Ce ne fut pas toujours le cas. Bien que le droit civil existât, ce fut longtemps la décision des puissants qui tenait lieu de droit.
Un triple événement bouleversa le statut du droit : en 1689 avec, en Angleterre, la déclaration des droits fondamentaux des sujets de Sa Gracieuse Majesté, puis en 1786, avec la « Bill of Rights » par laquelle les Etats Unis proclamaient à la fois leur indépendance et l’universalité du droit, enfin en 1789 en France, avec l’abolition des privilèges et l’uniformisation de la loi, désormais la même pour tous. Et peu à peu, le droit commença à gérer une partie grandissante de la vie politique et sociale, assurant les droits de tous, petits et grands.
Conjointement, dans nos pays occidentaux, on a observé un progressif effondrement de l'influence de la religion. C’est comme si la religion n'avait plus d'utilité sociale lorsque le droit monte en puissance : le travail qu'elle faisait est accompli. Toutes ces œuvres que l'église a lancées, ce sont des œuvres prophétiques ; l'Eglise comme peuple veilleur, est attentive aux lieux où l'humanité est en question. Elle cherche des réponses, les développe, puis les transmet aux collectivités publiques qui les prendront en charge. Tout se passe pour que ces œuvres sociales passent d’un statut religieux (la bible fait obligation de solidarité avec les pauvres, les orphelins, les veuves, les immigrés) à un statut de droit public. Ira-t-on jusqu’à dire qu’en assumant ce que l’Eglise a mis en place, l’Etat fait la volonté de Dieu ?
La religion va-t-elle disparaître ?
Quelles sont les nations dans lesquelles la religion est en recul ? Ce sont les nations où le droit et la démocratie se sont développé, surtout dans les sociales-démocraties d’Europe, comme la nôtre, où les droits sont solides. C’est moins vrai dans des pays où règne un libéralisme qui impose à chacun d’assurer sa propre protection. Je pense aux Etats-Unis, où la religion est forte, influente, très fréquentée. C’est moins vrai également dans des pays où règne l'arbitraire, la peur, l'absurde :
- là où il y a de l'injustice, de la tyranie, de la dictature, là où l'on est poussé à espérer dans une puissance supérieure à celle qui nous oppresse.
- là où il y a du désordre social, de la violence, de l’insécurité, là où il y a de l'absurde, du malheur, des catastrophes naturelles, là où le terrorisme tue d’innocentes victimes.
- là où il y a un déficit de sens sur les grandes questions métaphysiques : "Comment donner sens à la mort, à l'infini du cosmos, à l'apparition de la vie et de l'humain, à l’existence du bien et du mal ? »
- là où sévissent des prétentions théocratiques, là où n’existe pas cette laïcisation de l’idée de droit, un droit qui ne dépend pas de Dieu.
Ces conditions sociales et politiques voient une forte prégnance religieuse. Ne pleurons pas la perte d’influence de la religion dans nos sociétés européennes. D’abord parce que perdure une bonne partie de ce qu’elle a établi : une justice sociale. Ensuite parce qu’elle a encore de beaux jours devant elle. L’une des raisons à cela, c’est que le droit ne réussit pas à fonder la justice. La justice va plus loin que droit. La justice requiert l’adhésion du cœur.
Le droit ne réussit pas à fonder la justice.
On peut vivre de façon injuste tout en respectant le droit. On peut vivre, entouré de pauvreté, dans une opulence injuste. On peut licencier des centaines d’employés d’une entreprise qui fait des bénéfices, dans le but de rémunérer encore plus les actionnaires. On peut renouveler indéfiniment des contrats précaires tout en restant dans les limites imposées par la loi. On peut utiliser le droit de grève de façon abusive. On peut utiliser les procédures judiciaires pour retarder interminablement le paiement de factures, ou pour occuper un logement sans en payer le loyer. On peut choisir de vivre d’allocations alors qu’on pourrait travailler. On peut prendre des « congés maladie » sans être vraiment malade. On peut se faire payer des vacances par la sécu en se faisant prescrire une cure. La liste est sans fin. Pourtant, aucune de ces hypocrisies ne remet en cause le bien fondé du droit. Mais voilà : le droit seul ne suffit pas à fonder la justice.
Conclusion
La religion expliquait les phénomènes, c’est maintenant la science qui le fait. La religion édictait les lois, c’est maintenant l’Etat. La religion instaurait la justice sociale et modelait la société, on ne le voit plus. En occident, le temps est passé où elle se mêlait de tout.
La religion est appelée ailleurs. Elle continuera à révéler que la vie est un don extraordinaire, et que la meilleure attitude de réception est sans doute la gratitude et tout ce qu’elle suscite. Elle continuera à approfondir la réflexion en matière de transcendance, de spiritualité, de sagesse, de métaphysique, d’éthique. Elle continuera à nourrir l’espérance et à élargir l’amour des humains aux dimensions du cœur de Dieu. Elle continuera à rendre un culte à Dieu: pour les chrétiens le culte du Grand Merci, qui en grec se dit « eucharistie ».
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