1962 – « Maintenant Père, depuis 49 ou 50 ans, ce terrible sentiment de perte, cette nuit muette, cette solitude, ce continuel manque de Dieu me donne cette souffrance profonde en mon cœur. Cette nuit est telle que je ne vois pas, ni par l’esprit ni par la raison. La place de Dieu en mon âme est vide, il n’y a pas de Dieu en moi. Lorsque la souffrance du manque est si grande, Dieu me manque, me manque. C’est alors que j’ai le sentiment qu’il ne veut pas de moi, qu’il n’est pas là. Dieu ne veut pas de moi. Parfois je n’entends rien que mon cœur qui gémit « mon Dieu », et rien d’autre ne sort. Cette torture, cette souffrance, je ne peux l’expliquer. »
Mère Térésa : Les écrits intimes de la "Sainte de Calcutta". Textes édités et commentés par Brian Kolodiejchuk MC - Traduit de l'anglais par Cécile Deniard et Delphine Rivet , Éditions Lethielleux, Paris, mars 2008, 444 pages.
J’étais aux USA l’an dernier, lorsque Dominique Fontaine me demanda de me procurer le recueil, tout récemment publié, des lettres de Mère Térésa de Calcutta à ses confesseurs et à son évêque [1]. « Peux-tu le lire et nous en faire une recension, en particulier sur ce qu’il en est de la proximité de son expérience spirituelle avec celle de Thérèse de Lisieux, car il ne sera traduit en français que dans un an.? »
J’abordais cette lecture sans enthousiasme, refroidi par l’icône assez conservatrice de Mère Térésa dans le catholicisme de la fin du XXième siècle. J’abordais ce récit avec ma foi malmenée, fragile. Marqué moi-même par la nuit de la foi. Je fis ainsi la découverte d’un aspect fort bien caché de la vie spirituelle de Térésa de Calcutta : elle a passé les cinquante dernières années de sa vie à douter de l'existence de Dieu.
Une profonde et longue nuit de la foi. Son entourage ne l’a jamais su. Seuls quelques prêtres, et l’archevêque de Calcutta l’ont su par les lettres qu’elle écrivait. Elle demandait que ces lettres soient détruites. Pourtant son itinéraire spirituel est extrêmement riche, pour le monde et pour l’Eglise – et heureusement ses confesseurs n’ont pas détruit toutes ces lettres, sentant la stature humaine et spirituelle hors du commun de Térésa de Calcutta. Ses écrits révèlent une immense profondeur qui la placent parmi les grands mystiques de l’Eglise. Elle écrit en anglais, dans un style simple et sans élaboration. Des phrases parfois sans verbe, égrenant les sentiments intérieurs.
1955 – à l’archevêque. « Priez pour moi, car en moi tout est froid comme la glace. Seule cette foi aveugle me porte, car en réalité tout est ténèbre pour moi. Il y a tant de contradictions en mon âme. Une soif si intense que c’est une souffrance continuelle – et pourtant je ne suis pas voulue par Dieu – repoussée – vide – pas de foi – pas d’amour – pas de zèle – aucune attirance pour les âmes – le ciel ne signifie rien – pour moi c’est comme un lieu vide – la pensée de ce lieu ne signifie rien pour moi – pourtant cette soif torturante pour Dieu – Priez pour moi que je continue à lui sourire malgré tout cela. Car je n’appartiens qu’à lui – et il a sur moi tous les droits. Je suis parfaitement heureuse de n’être personne, même pour Dieu. »
En compilant ces lettres et en éditant ce livre, conformément aux engagements de la communauté, le père Brian Kolodiejchuk finit par connaître ce secret alors connu seulement de quelques personnes dont son évêque et ses conseillers spirituels. Membre de la congrégation des Missionnaires de la charité fondée par mère Teresa, il était proche de cette dernière. Il a d'ailleurs activement œuvré pour sa béatification. « Je n'ai jamais lu la vie d'un saint où le saint vivait dans une obscurité spirituelle si intense. Personne ne savait qu'elle était aussi tourmentée. Cela va donner une nouvelle dimension à la perception que les gens avaient d'elle. »
Agnès Gonxha Bojaxhiu est née le 26 août 1910 à Skopje, alors ville de l'Empire ottoman. Désirant être envoyée en Inde, elle rejoignit d’abord le couvent de l'ordre missionnaire des sœurs de Notre-Dame-de-Lorette en Irlande, en septembre 1928, où elle fut admise comme postulante.
Elle arriva en Inde en janvier 1929. Après deux années de noviciat à Darjeeling, Agnès prononça des vœux temporaires et reçut le nom de Sœur Teresa. Elle était marquée par l’autobiographie de Thérèse de Lisieux, et la bulle de canonisation dans laquelle le pape Pie IX écrit : « Inspirée par l’Esprit Saint, Thérèse chercha à vivre le plus saintement, et résolut de garder jusqu’à la mort la promesse de ne rien refuser à Dieu. » C’est dans les mêmes termes que sœur Térésa prononça des vœux privés en 1942, après 14 ans de vie religieuse. De 1931 à 1937, elle enseigna la géographie à l'école Sainte-Marie tenue par les sœurs de Notre-Dame-de-Lorette à Calcutta. Elle prononça ses vœux définitifs le 24 mai 1937 et devint directrice des études en 1944.
Le 10 septembre 1946 est le jour où tout changea dans sa vie : au cours d'un voyage en train de Calcutta à Darjeeling qu'elle rejoignait pour la retraite annuelle de sa communauté, elle reçut ce qu'elle appella «l'appel dans l'appel»: le désir de servir au nom du Christ les plus pauvres. C’est une période de grande intimité avec Dieu, en particulier avec la souffrance du Christ qui, sur la croix, crie « j’ai soif ».
La vocation de Térésa à rejoindre les pauvres de Calcutta se fonde dans l’appel qu’elle entendit : « J’ai soif de toutes ces âmes qui souffrent et qui pêchent. Je te prie de les amener à moi. » « Je veux des sœurs missionnaires de la Charité , pour porter le feu de mon amour au milieu des pauvres, des malades, des mourants, et des enfants. Les pauvres je veux que tu me les amènes, et que les sœurs qui voudront offrir leur vie comme victimes de mon amour, elles amèneront ces âmes à moi. Donne-moi les âmes de ces pauvres petits enfants des rues, souillés par le péché ! Comme ça fait mal ! Si seulement tu savais, tu répondrais et tu amènerais à moi ces âmes. Je languis pour la pureté de leurs âmes. Tire-les des mains du mauvais. Il y a plein de sœurs pour s’occuper des riches, mais pour mes très pauvres, il n’y a absolument personne. Pour eux je languis, car je les aime. Ma bien-aimée, porte-moi dans les trous des pauvres, sois ma lumière. Je ne peux pas y aller de moi-même, ils ne me connaissent pas. Porte-moi au milieu d’eux. Comme il me tarde d’entrer dans leurs sombres maisons sans joie. Sois leur victime. Par ton immolation, ton amour pour moi, ils me verront, me connaîtront, me chercheront. »
La fondation d’une telle œuvre ne fut pas sans poser difficulté. Il s’agissait en effet d’obtenir d’abord l’autorisation de quitter sa congrégation, puis d’en fonder une autre. Elle eut toujours le soutien de l'archevêque de Calcutta, Mgr Ferdinand Perier, qui, étant donné le caractère extraordinaire de cette exclaustration en référa aux autorités romaines. Le Pape Pie XII lui accorda la permission requise (avril 1948) et Mère Teresa put quitter l'ordre des sœurs de Notre-Dame-de-Lorette pour se consacrer aux pauvres des bidonvilles. Cette même année, Sœur Teresa recevait la citoyenneté indienne. Le 17 août 1948 elle quittait définitivement son couvent de Calcutta et s'installait dans un bidonville (à Taltola) avec quelques autres religieuses qui l'avaient suivie. Rapidement des jeunes filles éprises de service évangélique se joignirent à elles. Mère Teresa décida alors d'organiser le groupe en lui donnant une ligne de vie religieuse et des constitutions. On y trouve cet appel à « étancher la soif du Christ pour le salut des âmes. » C'est la fondation de la congrégation des Missionnaires de la Charité, établie officiellement dans le diocèse de Calcutta le 7 octobre 1950. Elle porte dorénavant le nom de Mère Teresa.
L’expérience de la ténèbre, après un tel degré d’union à Dieu fut pour elle non seulement une surprise mais une terrible blessure : incapable de ressentir Sa présence comme auparavant, elle prit peur et l’attribua à son péché et à sa faiblesse. Elle se demandait si elle avait pris une mauvaise direction ?
C’est avec l’aide de ses accompagnateurs qu’elle parvint peu à peu à percevoir que cette expérience intime douloureuse pouvait être un élément central de sa mission. Dans une communion à la croix du Christ, en particulier à son cri « j’ai soif ! » dans lequel le Christ dit sa soif pour l’amour et le salut de tout être humain. Peu à peu, elle accepta de reconnaître dans cette mystérieuse souffrance une empreinte de la passion du Christ sur son âme.
Poursuivant sa mission de répandre l'amour auprès des plus pauvres, mère Teresa accèdait à une profonde compassion et identification avec eux. « La situation physique de mes pauvres abandonnés dans les rues, indésirables, mal aimés, délaissés - est l'image fidèle de ma propre vie spirituelle, de mon amour pour Jésus, et pourtant cette terrible douleur ne m'a fait désirer qu'il en soit autrement - Au contraire, je veux qu'il en soit ainsi aussi longtemps qu'Il le voudra. » Sans sa nuit intérieure, pauvreté spirituelle, cette soif d'être aimée sans retour d'amour apparent de Dieu, Mère Teresa n'aurait probablement pas pu être aussi proche de la déréliction des plus pauvres: « Nous aussi nous devons faire l'expérience de la pauvreté si nous voulons être de véritables porteuses de l'amour de Dieu. »
Des différents aspects de son expérience spirituelle, cette nuit intérieure fut sans doute la plus difficile à affronter. Le calvaire du Christ sur la croix, et le calvaire des pauvres de Calcutta. Un temps, il a été dit dans la presse que la publication de ces lettres pouvait empêcher une éventuelle canonisation de mère Teresa. En fait ces lettres étaient déjà connues au moment du procès de béatification et ont été pris en compte pour sa béatification. « Si jamais je deviens sainte - je serai certainement une sainte des "ténèbres". Je serai continuellement absente du Ciel - pour allumer la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres sur terre ». En vivant la Nuit de la foi qui est à la fois une absence apparente de Dieu pour le saint et une grande proximité de Dieu visible à l'entourage, Mère Teresa est dans la tradition spirituelle des mystiques de l'Eglise Catholique comme Sainte Thérèse d'Avila, Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse de Lisieux.
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