lundi 1 août 2011

Comment le concept d’autonomie est entré en éthique.

Emergence du concept d’autonomie : l’influence du droit romain, des Lumières, et de l’Habeas Corpus
Dans la philosophie continentale, c’est le siècle des Lumières qui a consacré le concept d’autonomie de la personne. Il fut énoncé par Rousseau dans son sens politique, et par Kant dans son sens moral. Il s’agissait de favoriser une conception du citoyen, libérée du joug des autorités morales et politiques. L’éthique kantienne définit l’autonomie non comme un droit à l’autodétermination, ni une inaliénable souveraineté, mais comme l’adoption libre et raisonnable d’obligations morales, ce qui revient à se donner à soi-même une loi.
Dans la tradition anglo-saxonne, les fondements de l’autonomie ne se trouvent pas dans les Lumières, mais remontent plus loin :
« Depuis la Grande Charte britannique de 1215, affirmant l’Habeas Corpus contre les emprisonnements arbitraires, jusqu’à l’Acte d’Habeas Corpus de 1679, les juges, qui défendent l’individu et son corps, sont au-dessus de l’autorité politique, policière et administrative. Ainsi, s’est forgée la conception britannique du pouvoir politique dans ses relations avec la liberté des personnes, fondant l’individualisme et le libéralisme. » [1]
C’est dans ce contexte que John Stuart Mill estima que l’Etat n’a pas le droit de prétendre protéger l’individu contre lui-même.[2]
Au contraire, la tradition continentale, profondément structurée par le droit romain, a gardé une conception d’un Etat fort, marquée par le souci et la responsabilité du bien commun, de la cohésion sociale. On comprend pourquoi la conception continentale se soucie des questions sociales, avec une attention particulière à tout ce qui touche à l’équité, à la justice. Elle porte la conviction qu’il est possible d’atteindre à des principes absolus qui imposent certaines obligations et priment sur les volontés individuelles.[3] Ce contexte permit l’épanouissement des conceptions kantiennes, qui développent la notion d’impératif catégorique.
Avec le Siècle des Lumières, c'est une éthique laïque et universaliste, soucieuse des droits de l'individu qui devient le fondement de la morale moderne. La Déclaration des Droits de l'Homme énonce la base régulatrice du nouveau pacte social. En proclamant "l'individu" comme nouvelle valeur des temps modernes, elle exprime les principes de la morale universelle et traduit les impératifs immuables de la raison morale et du droit naturel. L'organisation sociale et politique repose sur les droits de la personne. Les devoirs ne disparaissent pas, mais dérivent des droits fondamentaux de l'individu.
Par la suite, l’influence des lois napoléoniennes confirmait l’Etat dans son rôle au service de la paix, de la stabilité, et affermissait la primauté de l’intérêt collectif sur les droits individuels. La comparaison entre les contextes français et étasunien est éclairante à ce sujet. Suzanne Rameix, décrit que « En France, l’autonomie des citoyens culmine dans l’exercice de leur pouvoir législatif, affirmation collective de principes universels intemporels ; aux Etats-Unis, elle culmine dans l’exercice par chacun de son pouvoir contractuel. L’autonomie anglo-saxonne n’est pas liée à l’universel, elle est, par nature, pluraliste.” [4]
Le développement de l’éthique biomédicale.
Il y a 2600 ans, lorsque le médecin grec Hippocrate [5] énonçait les principes déontologiques de la profession de médecin : bienfaisance, non-malfaisance, équité, il ne parlait pas de respect de l’autonomie du patient. Comment le principe d’autonomie a-t-il acquis l’autorité qu’il a aujourd’hui en éthique médicale ? A l’origine, on trouve plusieurs scandales, qui poussèrent à réaffirmer le respect de la personne humaine comme critère premier de la prise de décision éthique.
Lors du procès des médecins nazis au tribunal de Nuremberg, l’on jugeait des médecins, dont la vocation est d’aider les êtres humains qui souffrent, et qui avaient été eux-mêmes la cause de souffrances innombrables à l’occasion d’expériences scientifiques menées sur des sujets humains, menées sans égard aucun pour leurs «victimes». D’où la promulgation, en 1947, du Code de Nuremberg :
«Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la personne intéressée doit jouir de la capacité légale pour consentir; qu’elle doit être dans une situation telle qu’elle puisse choisir librement, sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autres formes de contrainte ou de coercition. »
L’année suivante, en 1948, l’adoption par la Société des Nations, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme affermissait le droit de chacun à l’autodétermination en vertu du fait que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience. »
A son tour, l'Association Médicale Mondiale, réunie en 1964 à Helsinki, fournissait, sous forme de recommandations, un cadre de principes éthiques destinés aux médecins et autres participants engagés dans la recherche médicale sur des êtres humains. C’est la Déclaration d'Helsinki.
Aux Etats-Unis, un scandale éclata, lorsqu’en 1972, apparût au grand jour une expérience qui se déroulait depuis plusieurs années, commencée en 1932 : dans le cadre d’un projet visant à l’éradication de la syphilis, une expérience d’observation avait été entreprise en Alabama, afin d’étudier comment cette maladie évoluait naturellement. Aucune thérapie n’était donc administrée aux malades: il s’agissait simplement d’observer pour comprendre. L’expérience se poursuivit jusqu’à ce qu’une campagne de presse qualifie cette expérience de «cauchemar moral». En effet, dès après la guerre, la pénicilline était disponible et n’avait jamais été administrée aux malades qui, par ailleurs, étaient tous noirs, peu scolarisés et pauvres. Et ici, il ne s’agissait pas de médecins nazis !
À l’occasion de cette publicité, d’autres «affaires» furent révélées, provoquant une réflexion institutionnelle. Le gouvernement étasunien mandata une commission, the National Commission for the Study of Ethical Dilemmas et la chargea de rédiger des recommandations.
Le Rapport de Belmont et sa postérité
Le travail trouva son aboutissement dans la publication en 1978 du Rapport de Belmont, dans lequel sont énoncés trois principes qui, depuis, aux USA, encadrent la recherche sur les sujets humains et, au-delà, toute relation entre un médecin et son patient: le respect de l’autonomie du patient, la bienfaisance et la justice. Le principe d’autonomie est fondé sur la conviction que toute personne doit être protégée de la coercition, et respectée dans les décisions fondamentales qu’il prend pour sa vie. Un quatrième principe leur fut ajouté ultérieurement, dont l’autorité remonte au médecin grec Hippocrate, primum non noccere, principe de non-malfaisance. Le Belmont Report estime que ce sont là des principes objectifs, de portée universelle. On est aujourd’hui plus prudent à ce sujet.
L’année suivante, 1979, vit la première publication de l’ouvrage de Tom L. Beauchamp et James F. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, qui argumentent et développent les principes proposés par le Belmont Report. Ces développements inaugurèrent l’approche fondée sur les principes - désormais désignée sous l’expression de théorie principiste - qui fait des quatre principes généraux le pivot fondateur de son approche des problèmes bioéthiques.
Ces quatre principes sont dits prima facie, c'est-à-dire obligatoires dans la mesure où ils n’entrent pas en contradiction. Dans ce cas, lequel de ces principes aura priorité sur les autres ? Ce sont les conséquences qui le détermineront, raison pour laquelle la théorie principiste de Beauchamp et Childress est qualifiée de conséquentialiste.
L’ouvrage de Beaumont et Childress a eu une influence considérable sur la réflexion en éthique médicale. Il est parfois qualifié de bible de l’éthique médicale. A ce jour l’on compte cinq rééditions depuis 1979, toujours révisées et actualisées, et de nombreuses traductions. La traduction française, par Martine Fisbach, date de 2008.[6] Aujourd’hui encore, l’on trouve bien peu de publications en éthique médicale qui ne font explicitement référence à cet ouvrage, au point qu’il a largement participé à l’élaboration des concepts et que peu de théories éthiques ne se fondent – en contradiction, en réaction, ou en accord – sans référence au travail de Beauchamp et Childress.



[1] Rameix, S. (2004), La décision médicale : du paternalisme des médecins à l’autonomie des patients.
[2] Mill, J. Stuart (1859) On Liberty.
[3] Dörr, Anneliese & Gorostegui, M. E. (2006) Autonomy and Euthanasia: The Importance of the Cultural Context. Ehrenreich Price 2006. University of Southern California.
[4] Rameix S. (2004) La décision médicale : du paternalisme des médecins à l’autonomie des patients.
[5] Jones, W. H. S. (1923) Hippocrates, Harvard University Press, Cambridge, MA.
[6] Beauchamp, Tom L. & Childress, James F. (2008) Les principes de l’éthique biomédicale. Traduit de l’anglais par Martine Fisbach - Editions Les Belles Lettres.

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