mardi 27 décembre 2016

Le cœur retourné
Chroniques l'Algérie - décembre 2004

Aéroport Marseille-Marignane, en route vers Batna.
Mariage de l'aimé avec Baya.

Oh comme il aime sa femme!  Ils n'auront pas été longs à s'aimer de tout le long de leur corps. C'est bien.
C'est moi qui ai payé le mariage. J'en suis content.

Un jour Hammanour m'appelle.
- Je voudrais ton avis car tu est mon grand-frère.  Le patron du labo de Bamako me propose à nouveau de travailler pour lui.  Je suis tenté.
- Pourquoi ?
- Pour économiser, pour payer le mariage. C'est cher tu sais!
- Oui mais tu es marié maintenant, même si c'est devant l’imam et pas encore devant tout le monde, tu est marié. Tu ne peux pas laisser ta femme.  Ta place est auprès d'elle.  Tu peux l'emmener avec toi à Bamako ?
- Oh non. Pour deux raisons: la première c'est qu'il faut un endroit pour nous. Une simple chambre ne suffit pas.  La deuxième c'est que le mariage n'est pas officiel et je ne peux pas faire contre: c'est la tradition, on ne peut pas faire autrement.
- Mais Baya, elle dit quoi ?
- Elle ne voudrait pas que j'y aille, mais il faut bien...
- Donc ce sont uniquement des raisons d'argent : tu y vas uniquement pour l'argent ? Alors il ne faut pas y aller.  Ta place est auprès de ta femme.
- D'accord je te rappelle ce soir.

...

- Allo?  C'est Hammanour. J'ai parlé avec Baya, elle est d'accord avec toi.
- Hammanour, je voudrais savoir, un mariage ça coûte combien ?
- les bijoux 8 millions, mais on peut les emprunter et les rendre.  La dot, 5 millions.  La chambre, 5 millions.  La fête, 5 millions.
- Hammanour je vous donne mille euros (onze millions Da)
- ... (silence) ... Je sais pas quoi dire...
- Je ne veux pas que l'argent vous empêche de vous marier. Je vous donne mille euros. Je ne veux pas que tu laisses ta femme pour partir à Bamako chercher de l'argent. Tu en parles à Baya ?
- C'est très gentil. Je vais lui en parler.

Comment envoyer cet argent ?  Je contacte Western Union (très cher) puis la Poste (importante commission).  C'est Hammanour qui me donne la solution : ça y est j'ai reçu l'argent, et quelqu'un viendra te trouver à Marseille, et tu lui donneras l'argent.
- Combien tu as eu ?
- Onze millions (c'est le meilleur taux, celui du black).

Et en effet plusieurs semaines après, je savais que je devais trouver un jeune Saïd qui avait mon numéro de portable.  On s'est entendus pour un rendez-vous à la Timone (Casino).  Il avait l'air de connaître Marseille.  Clio blanche. J'ai vu arriver un jeune arabe looké - survêt blanc, fin collier de barbe, cheveux très courts, lunettes fumées.  Gentil, un peu méfiant peut-être?
  Je monte à l'arrière.  Ils sont deux, lui est passager.  Remise d'argent, je remercie pour leur service. Je descends.
  Les banques n'ont rien touché.  Tout sur la confiance, la parole, et rien selon les règles et garanties
occidentales.  Le meilleur taux qu'on puisse trouver, et le mariage qui devient possible.  Hamdulillah!

...

En route donc vers Batna puis Biskra, pour assister au mariage de l'aimé.  Dieu comme j'ai pu être heureux de l'aimer!  et souffrir de ne plus l'aimer !  Comme j'ai pu écrire des pages mordantes, acerbes !  Mais le charme agit toujours; il suffit qu'il appelle, qu'il me regarde, et je l'aime à nouveau.
  Il aime Baya.  Le voilà tout à fait heureux et amoureux.
  Cette découverte légitime de tout le long de leurs corps, de toute la nudité de leurs peaux, de toute la flamme de leur émotion, de leur désir fort... fort!  Les voilà emportés par cet ouragan, et par leur projet de famille.
  Cette possibilité qui s'ouvre après trop d'attente et de frustration, son sexe fébrile cherchant abri en elle, leurs poils jamais touchés, jamais caressés, enfin sous la main de l'autre, ses mains sur ses seins, les caressant, les découvrant.  Ses mains sur ses fesses fermes, rondes, poilues.  Cette taille fine, ce ventre plat, cette cambrure!  Ses cuisses fines contre ses cuisses musclées, fermes.  Cette fièvre qui les saisit, que rien ne peut arrêter.  Cette envie de recommencer dès le soir, et la confiance qui grandit entre eux, se donnant l'un à l'autre ils se compromettent et se lient.
  Une union se célèbre sans témoins, ciment concret de leur vie future.  La parole entre eux, les projets, les bêtises.  L'inquiétude, la honte qu'il faut cacher.  Un destin partagé qui construit une joie immense.
  La maturation a commencé.  Ils veulent tout assumer, ils veulent construire ce qu'ils ont engagé.
  Ce sera un mariage heureux.  Enfin ils pourront s'aimer chez eux, sans que rien ne leur soit interdit.  Ils pourront jouer des variations sur peau, ils pourront s'aimer longtemps, se tenir chaudement l'un contre l'autre.  Elle est si heureuse.  Elle est comblée.  Lui aussi.

...

Voilà, le mariage est passé. Je me suis beaucoup ennuyé.  Comment pouvait-il en être autrement?  J'ai essayé de sourire, de plaisanter.  Souvent mes pensées étaient ailleurs.  J'étais souvent comme ballotté par les étapes du mariage, ne sachant jamais ce qui devrait se produire ni pourquoi on attendait.
  Bien sûr j'ai fait quelques gaffes, par exemple en prononçant tout haut le nom de Baya - ce qu'il ne faut jamais faire. La femme est un trésor caché et qui doit le rester.  Son nom doit rester tu.
  On retrouve là l'un des grands fondamentaux de l'idée d'idéal caché - masqué - protégé. Comme Dieu: inconnaissable, ineffable, dont le nom est imprononçable.  Telle le femme: chercher à la voir c'est déjà voler son éclat et ternir le trésor.  Le trésor est d'autant plus précieux qu'il est éloigné, secret, caché.  On est en pleine mythologie de la femme, dans sa représentation.  Or nous savons la valeur de l'esthétique, elle rend la vie belle et possible.
  La femme est respectée et cachée comme on le fait avec Dieu. C'est aussi une façon de ne pas entrer dans le réel. C'est toute une société qui est ainsi fondée dans le goût pour la poésie, l'imaginaire, le caché-secret.

Mardi fut une drôle de journée avec Hammanour: un festival d'inorganisation, de paresse et d'immaturité.  Le plus drôle c'est que je m'y suis fait sans colère: c'était son moment, et je décidais de le laisse faire - je devrais dire "de laisser ne pas se faire".  Ce jeune crétin branleur (l'aimé) comptait sur une hypothétique R25 pour nous transporter tout le jour dans nos courses à Biskra: matelas - dettes à recouvrer - costume - produits Dove etc...  Toute la matinée s'est écoulée, nous voyant dans l'indécision en attendant cette voiture que jamais l'aimé n'avait réservée.  Passage chez ses parents, puis chez lui (belles peintures au mur).  Puis il s'est tourné vers son frère Lotfi pour lui procurer un "express" avec lequel il y avait à transporter le mouton (prononcer "le moto") et plusieurs cageots de légumes.
  De nouveau nous avons attendu l'express, puis on est allés livrer chez Baya.  Ensuite c'est Messaoud - beau visage, 30 ans - qui a continué avec l'express à nous piloter: Matelas, costume.  Les achats n'ont été faits que le lendemain.  J'ai été amusé d'assister à la nullité de l'aimé: peut-être pour brûler les derniers germes de jalousie en moi?  Besoin de contempler l'aimé dans ses moindres côtés, pour ne pas regretter, pour ne pas fondre en larmes d'abandon.
  Autre épreuve: rencontrer Baya, cachée, bâchée, muette et rougissante, moi qui lui souhaitais une partenaire mûre... On verra. Je ne suis pas certain de mon comportement s'il me faut subir la non-rencontre.  Et si je partais à Adrar, chez Philippe?  Souvent ici j'ai envie de partir...

...

- Abdelmoumen, le tête dans le keffieh, le sourire gêné mais ému.
- Zizou à qui l'on commande toujours fais-ci, fais-ça.  Tête brûlée mais il était bien là pour faire ce qu'on lui disait.
- Yahia absent, fuyant, comme d'habitude,
- Lotfi, Toumerte, actifs, Toumerte et son air triste, Lotfi élégant, sérieux.  Vraiment, l'élégance n'est pas propre à un milieu social. On trouve des élégants dans tous les milieux, et des négligés aussi.

  Pourquoi suis-je revenu, moi qui avais déjà observé à peu près tout ce que j'écris cette fois?  Je suis revenu par ce qu'il m'en a prié, parce que j'ai été charmé de ses appels, de sa confiance, parce que c'est lui qui a fait en moi ce passage du désamour à l'amitié.  Enfin parce que je l'aime, et que le sentiment se moque des raisonnements objectifs.

...

Je me pose beaucoup la question d'investir, c'est à dire d'acheter un appartement. Ce serait donc pour y venir régulièrement, et peut-être pour ma retraite, ou pour une vie en alternance ?
  Il y a ici des artistes, les amis, encore faut-il voir comment ça va tourner lorsqu'ils auront charge de famille?  Il y a aussi l'importance de la vie amicale - masculine - lorsque l'homme s'ennuie avec sa femme ou à la maison.  C'est alors que commence la création artistique, l'entreprise;
  Ici à Siki Okba? Non.  A Biskra peut-être, mais je serais alors très dépendant des amis. Et toujours cette envie de maison, de terrasse!

C'est maintenant l'heure de la grande prière.  Sur la terrasse Makhloufi, me parviennent les vociférations des prêcheurs.  Dieu veut ceci, et ne veut pas cela.  Faites ainsi et vous aurez des points.

Les larmes viennent peu à peu, à travers un sentiment de bouderie.  Envie de bouder l'aimé, envie de me refuser: de quitter le repas, de dire des choses... "Je ne reviendrai pas - la commande de tableaux est annulée - Tu aimes surtout mon argent et ma générosité."
  Voilà les larmes d'amour, les larmes de mon amour qui ne sait plus où se poser, qui longtemps se posait sur l'aimé - mais l'aimé s'est marié hier.
  Claquer la porte en sorte de "Je t'aime".  Et me tourner moi aussi vers la créativité pour exister, pour respirer, pour expirer.

...

Vendredi soir
Comment me suis-je laissé emmener chez sa famille, moi qui ne le voulais pas??  Quiproquo sur la destination.  Je croyais que nous aurions un dîner des proches, chez les mariés.  Je m'en suis fait une joie lorsqu'on me l'a annoncé.  J'ai préparé la guitare, un cadeau.  Et puis en route la surprise, le désastre: nous n'allons pas chez Hammanour, mais dans sa famille... ce qui signifie le protocole et la séparation, ce qui signifie qu'on va manger et c'est tout, et qu'il y aura à peine une apparition de la mariée, une apparition convenue et empreinte de la rougissante timidité de bon ton.
  Je tire la gueule au maximum.  Je n'ouvre pas la bouche, je ne regarde personne, je mange à peine, je me tiens éloigné de l'aimé.  Il sent que ça ne va pas, s'approche, s'inquiète, demande.  Je nie - je dis que ce n'est pas grave.  Il insiste, il revient à la charge.  Alors je m'explique: je me suis préparé à la séparation; ce mariage est pour moi à la fois un joie et une tristesse.  Je ne savais pas que je viendrais ici ce soir.  Si je l'avais sû, je l'aurais refusé.  ("Pourquoi tu n'as pas mis le costume?")  Je voulais un temps de solitude.  Mais l'aimé répond qu'il a maintenant souci pour moi, qu'il ne veut pas me voir dans la mélancolie.  Il dit qu'il connaît mon visage, et qu'il y voit des fronces de colère.
  On l'appelle ailleurs.
  Discussion passionnée entre Nourredine Tabrha et Lotfi.
  Soudain on vient me chercher.  Quoi, où, pourquoi?  Je suis introduit chez les femmes pour être présenté.  Émotion, les yeux baissés.  Puis peu à peu on parle, grâce aussi à la tante de Hammanour, femme joyeuse, rieuse, maîtresse femme apparemment.  Rires. On me demande de jouer la guitare.  Je choisis pour Hammanour les jeux interdits, pour Baya "Si tu n'existais pas", et pour tous "Aïcha".  Succès. Silence. La glace est brisée.  J'ai réussi ma crise de jalousie. J'ai su gagner l'aimé, et lui a su me regagner, me reconquérir, ce qui n'était pas certain d'avance.  Un bel échange qui nous situe comme je le souhaitais.
  Il y a entre nous quelque chose du vieux couple que j'adore!  J'ai été touché hier d'être vite compris: me voyant avec une cigarette, l'aimé a dit en arabe "c'est de la jalousie".  Belle sensibilité qui m'a tout de suite perçu.  Heureux que le message soit bien passé, d'une façon que lui seul pouvait lire, et il l'a su.  Heureux de ma jalousie, qui est un signe d'amour et d'attachement.  Il a su le lire, il est venu me reconquérir. Maintenant on verra le rôle de sa femme: si elle est finaude (ce qui est probable) elle percevra l'enjeu et voudra m'écarter?  Pas sûr.  On verra.  Elle, je l'aime déjà.  Je le renvoie toujours vers elle pour toute décision.

...

Samedi 1er janvier 2005
Rhoma veut épouser une jeune femme de bientôt 19 ans, lui qui en a peut-être 36/37 ?  Elle n'a pas l'air opposée puisqu'elle a appelé hier soir.
  Tant de familles ici dans lesquelles le mari est vieux (comme le père de Hammanour) ou mort (comme le père de Rhoma). Veuvage précoce donc, où les fils apprennent à être responsables.  Ils apprennent que la femme il faut la protéger. Le père est un sage, vieux, plus qu'un jeune compagnon de jeux...

Dimanche 2
L'épouse ne m'a parlé ni en arabe ni en français.  Est-elle si timide?  Son regard n'est ni dur ni fuyant.  Alors...??  Dîner chez Tabrha.  Bonnes nouvelles de Youssef.  J'espère le rencontrer demain.  Mais pourquoi cette passion pour les artistes?  On trouve auprès d'artistes quelque chose de la vérité.  Il y a dans l'art l'un des visages de la vérité.  On peut contempler dans l'art...  la dimension esthétique de la vérité, du "rendre compte" du réel.  Il faudrait élucider le rapport entre le réel et la vérité.

Mardi.
Solitude de Saïd!  Huit ans à Doulcen, au bled.  Beaucoup travaillé comme prof + aux champs + au commerce!  Six ans ici, pour fuir les ragots et trouver un peu plus de civilisation.
  Comment se marier... il estime que son statut d'enseignant lui interdit de rencontrer une fille pour faire des projets.  Il en a une en tête: elle est en quatrième année, il ne connaît ni son nom ni son prénom, mais elle lui a fait bonne impression en abaissant les yeux après un premier échange de regards.  Maigres fondations pour bâtir un avenir !
  Toute sa vie est en attente d'une femme.  Mais la correction veut qu'il n'aie pas la grossièreté d'en chercher une... Solitude!

Les époux sont chez eux, émus et occupés l'un à l'autre.  Je lutte contre la déception, la rancoeur.  Je conduis mon coeur sur des chemins de compréhension.  Je dirige mon âme à me réjouir pour eux, là où mon émotion irait à la jalousie.  Sûrrement Hammanour est confondu en gratitude - une double gratitude envers Baya, envers Dieu, envers moi, envers tous ceux qui ont contribué à ce bonheur dont il se gave maintenant.  Il me reviendra gêné, cherchant à me couvrir de cadeaux idiots.  Il me faudra ne rien refuser de sa générosité, de la laisser s'exprimer.  Je veux aussi ne rien laisser qui ouvre à des reproches - reproches de mélancolie, de distance, de ne pas entrer dans leur joie.  Au contraire, je serai souriant et félicitant.

Jeudi 6
Soirée à Aïn Naga avec et chez Yacine Meftah - fils ainé qui a autorité sur tout la famille.  Petit homme doux à la voix perchée, ingénieur qui travaille depuis un an à Hassi Messaoud, champ pétrolifère.  Son père est fier de lui.  Yacine aime sa famille plus que tout je crois,  et son bled.  Il n'a de cesse d'y revenir. C'est ce que lui permet son boulot: un mois de travail intensif - 12 heures, studio, valet de chambre... suivi d'un long congé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire