Chers tous,
Je me suis promis de vous donner des nouvelles. Plutôt qu'un long récit, pourquoi ne pas tenir pour vous une chronique des premiers jours ? En voici la cinquième page.
Ils m'appellent souvent Fâaather Antoine. Je réponds gentiment qu'on peut m'appeler Antoine, mais ça n'a pas beaucoup d'effet. Ce n'est pas l'habitude. Il a bien fallu que je m'y fasse. A l'occasion des lettres et courriers que je rédige ici, je signe désormais : Reverent Father Antoine Carlioz, PhD. Qu'en dites-vous ? Ça en jette, non ?
Il n'est pas de mise ici de garder une certaine réserve, une sobriété que l'on cultive en France. En France il est grossier de mettre en avant ses titres et diplômes. Ici, ne pas le faire, c'est comme un mensonge par omission. J'avais perçu la même chose en Algérie, où l'on se met volontiers en avant, annonçant rapidement ses trophées universitaires, familiaux, financiers. C'est assez indisposant pour un français éduqué à la sobre discrétion sur soi. Etonnamment, on retrouve ce même trait de caractère vantard dans la lecture des lettres de Saint Paul. Il se met en avant, fait valoir ses mérites, ses efforts. Il se pose en exemple et prétend avoir tout compris. Bien sûr il ne s'en attribue pas le mérite puisque tout est grâce. Mais voilà où se rejoignent l'Orient et l'Ouest anglo-saxon : dans l'affichage de leurs mérites.
En dessous de ma signature, j'ajoute parfois ma devise. Joie Simplicité Miséricorde. Je n'ai jamais fait grande publicité de cette devise. Sobriété française oblige. J'avais vingt ans lorsque, fervent disciples des frères de Taizé, et cherchant mon propre chemin, je découvrais dans leurs textes ces trois fondements de leur engagement monastique. Joie Simplicité Miséricorde. J'ai senti la profondeur de ces mots. Et j'ai voulu en faire comme des vœux privés, une secrète discipline, une aspiration intime.
J'aurais tant à dire sur ces trois réalités. Mais suis-je ici pour écrire une autobiographie ou pour faire des études ? Quelques mots toutefois puisqu'il y a là une filiation spirituelle à laquelle je veux rendre hommage.
Pendant la période qu'il passait seul à Taizé, Frère Roger, le fondateur, avait rédigé une petite brochure et l'avait publiée en 1941. Il y décrivait son idéal de vie commune. « Vers l'âge de 18 ans, j'ai eu conscience que, pour se construire intérieurement, il était indispensable de découvrir quelques références essentielles auxquelles revenir jusqu'à la mort. J'avais réalisé que le chrétien se charpente à partir de quelques valeurs fondamentales d'Evangile autour desquelles s'élabore une unité de la personne. » Dans l'Ecriture, il y a des textes plus fondamentaux que d'autres. Frère Roger a toujours considéré que les Béatitudes étaient particulièrement essentielles. Aussi, lorsqu'il se mit à écrire, il commença par les trois mots qui récapitulaient l'esprit des Béatitudes : joie, simplicité, miséricorde. Là se trouvait pour lui comme une lumière d'Evangile.
A vrai dire, Frère Roger n'a pas été l'initiateur de cette devise, on en trouve la trace dans les documents de la Fraternité Spirituelle des Veilleurs, fondée en 1923 par le pasteur Wilfred Monod, père de Théodore Monod. La fraternité spirituelle des Veilleurs est une sorte de tiers-ordre protestant. Cette communauté – qui existe toujours et dont je ne suis pas membre – est fondamentalement une association chrétienne de « Veilleurs », qui se proposent de mettre leur conduite journalière en harmonie avec l'esprit des Béatitudes : esprit de Joie, de Simplicité, de Miséricorde. Elle est donc centrée sur l'obéissance volontaire à l'enseignement du Sermon sur la montagne - texte redoutable, révolutionnaire, reconnaît Théodore Monod, car si on imaginait que ce texte soit mis en pratique, le monde changerait du jour au lendemain.
N'est-il pas étonnant que ce pays, les Etats-Unis, soit capable de produire autant de champions sportifs qui raflent tant de médailles aux jeux olympiques ? Ce n'est pourtant pas le peuple le plus nombreux. Ils ont plus de moyens, certes, mais des pays comme la Chine ou la Russie savent fournir à leurs sportifs les meilleures conditions d'entraînement, alors ?
Il me semble que l'on trouve ici une culture qui dilate les capacités de chacun : on a envie d'y venir, parce qu'on sait qu'on y sera stimulé, épaulé. Cette culture aide à glandouiller moins, à donner le meilleur de soi-même. Elle affermit celui qui veut tenter sa chance. « Tu peux y arriver ! ». Un regard emprunt de jugement n'y verra que de la réussite personnelle. Dommage.
Me voilà plongé dans l'étude d'auteurs sur l'éthique. The heart of healing / Le cœur de la guérison – Talking to patients / Parler aux patients. Je suis étonné de comprendre ce que je lis !! Ici, les livres savants sont souvent simples. La vulgarisation porte mal son nom, dans l'acception contemporaine du mot « vulgaire ». La simplicité d'un livre savant procède du souci d'être lu, compris, discuté. Un livre savant, s'il est abscond, révèle l'absence de ce souci. Il dénonce le seul désir narcissique d'être publié.
Roland Doriol, Jésuite envoyé aux Philippines, avait l'habitude de demander aux stagiaires venus passer là quelques moi : « Je te demande d'écrire un rapport d'étonnement. Ce qui t'étonne, ce qui te choque, tout ce que tu remarques et que tu cherches à comprendre. » Je trouve moi aussi que les yeux néophytes voient mieux que les yeux habitués à une culture. L'esprit est stimulé, il carbure à tout heure du jour, il établit à tout instant des comparaisons entre sa culture d'origine et celle qui se présente à son regard. C'est le meilleur moment pour écrire. C'est ce que je fais pour vous. Sans doute dans quelques semaines mon regard sera-t-il émoussé, et mon agenda débordant. Et la source tarira. L'esprit s'attachera à d'autres tâches. Je serai plongé dans les études.
Mais pour l'heure, je vous embrasse
Antoine